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La transition écologique au Québec. Discours et coalitions d'acteurs autour de trois modèles de transition
René Audet  1, *@  
1 : Université du Québec à Montréal  (UQAM)  -  Site web
Institut des sciences de l'environnement Université du Québec à Montréal C.P. 8888, succursale Centre-ville Montréal, Québec Canada H3C 3P8 -  Canada
* : Auteur correspondant

Le thème de la transition fait aujourd'hui irruption tant dans l'espace public que dans la recherche scientifique en se posant comme une nouvelle étape de la réflexion sur le développement durable et l'éco-innovation (Zaccaï, 2012; Grin et al., 2010). Qu'il s'agisse de transition vers une « économie sobre en carbone », vers « l'économie verte » ou des « villes en transition », le terme est dorénavant consacré tant dans les discussions internationales sur l'environnement que dans les expérimentations concrètes de divers acteurs. C'est dans ce contexte d'émergence de nouveaux discours, de nouvelles pratiques et de nouveaux cadres théoriques que s'inscrit la recherche qui a donné lieu à cette contribution. Cette recherche, financée par une subvention du Conseil canadien de la recherche en sciences humaines (2013-2015), vise à amorcer l'étude de la transition écologique au Québec en s'intéressant à l'inflexion du discours environnemental depuis 2008. L'objectif général est de décrire et de comprendre comment le discours de la transition écologique et les thèmes dont il est porteur transforment actuellement le discours environnemental des acteurs sociaux, politiques et économiques québécois. Il s'agit aussi de faire une analyse critique des modèles de transition qui se cristallisent actuellement dans les coalitions d'acteurs porteurs de ces discours.

Cadres théoriques : l'analyse du discours environnemental

Les théories d'analyse du discours affirment que la diffusion de nouveaux discours provoquera vraisemblablement des changements dans les politiques publiques des États et dans les pratiques des acteurs sociaux et économiques (Feindt & Oels, 2005; Hajer, 2006). Ainsi, il faut considérer que le discours sur la transition affectera les processus de transition écologique eux-mêmes (Audet, 2014), ce qui est d'ailleurs observable avec toute l'histoire du discours environnemental. Au cours des dernières décennies, les spécialistes de l'analyse du discours environnemental ont mis en lumière l'existence « d'emblèmes » projetant de nouveaux éclairages sur les problématiques écologiques et ayant un impact sur les politiques publiques et les pratiques sociales et économiques (Hajer, 1996; Hajer et Versteeg, 2006). En outre, le « développement durable » et la « modernisation écologique » ont, partout en Occident, contribué au renouvèlement du discours environnemental en posant l'hypothèse du « découplage » entre la croissance économique et la dégradation des écosystèmes (Mol, 2002; Mol et Spaargaren, 2000). Au Québec, l'appropriation du discours sur la modernisation écologique et le développement durable a été documentée dans les secteurs des affaires (Gendron, 2006), de l'action gouvernementale (Audet et Gendron, 2012) et des mouvements sociaux (Gendron et al., 2010). Aujourd'hui, de nouvelles coalitions d'acteurs se constituent sur la base de la promotion de la transition écologique, dont notamment la Grappe Ecotech, l'Alliance SWITCH, l'Alliance Transit et les nombreuses initiatives de quartier en transition à Montréal et ailleurs au Québec. On en trouve déjà la manifestation dans les récents textes gouvernementaux sur la mise en place du marché du carbone, sur la politique industrielle et sur la lutte au changement climatique.

L'hypothèse centrale de la présente recherche est que la transition écologique constitue un nouvel « emblème discursif » autour duquel se réarticulent les politiques environnementales et énergétiques, de nouvelles pratiques sociales et économiques, l'innovation sociotechnique et, surtout, les conflits de représentation sur le rapport entre société et environnement. La recherche sur ces questions est importante pour nourrir la réflexion sur les modèles de transition écologique qui émergent partout dans le monde. Elle contribue notamment à comprendre ces modèles à la lumière des théories qui tentent de décrire les transformations systémiques en cours (Grin et al., 2010). Dans le contexte québécois, cette analyse est d'autant plus pertinente qu'un débat s'engage actuellement sur l'exploitation des hydrocarbures dans le Golfe du St-Laurent et sur l'éventuel passage d'un pipeline pour acheminer le pétrole issu des sables bitumineux vers l'Atlantique. D'ailleurs, alors que la recherche arrive à terme, il apparait clairement que cet enjeu du développement des hydrocarbures constitue une ligne de fracture importante du discours de la transition écologique au Québec. Ainsi, la présente contribution démontrera l'existence de trois principaux modèles de transition dans ce discours, tous portés par des coalitions spécifiques d'acteurs.

Méthodologie et corpus textuel (explicitation des données)

Cette analyse repose sur la sélection puis le traitement d'un corpus textuel de 75 textes issus d'un grand nombre d'acteurs de la société civile (ONG, syndicats, coalitions, groupes communautaires) et du secteur privé (entreprises, institutions financières, think tank). Ces textes sont des documents publics (publiés entre 2008 et 2014) rédigés par les acteurs dans différents contextes, dont des consultations publiques et des campagnes de pressions sur les gouvernements. Le corpus textuel a fait l'objet d'une catégorisation thématique (sur support informatique) qui permet une analyse des cooccurrences. On peut ainsi identifier les thèmes qui caractérisent chaque acteur ou groupe d'acteurs, les conflits d'interprétation qui existe sur certains enjeux, les thèmes qui sont occulté par des acteurs et valorisés par d'autres, etc. En somme, l'analyse du discours effectué sur ce corpus textuel a permis de reconstruire trois grandes tendances – trois discours de la transition écologique – qui représentent autant de modèles de transition qui auront tous des impacts différenciés sur les politiques publiques et les pratiques en matière d'environnement.

Diagnostic : trois modèles de transition

Une analyse précédente du discours de la transition écologique sur la scène internationale a permis de montrer qu'il existe deux pôles d'attraction : le discours technocentriste et le discours écocentriste (Audet, 2015). L'analyse du discours de la transition écologique au Québec confirme l'existence de ces deux discours dans le contexte québécois, et identifie un troisième discours qui emprunte des deux premier tout en mettant de l'avant des thèmes et des stratégies de transition distinctes.

Le discours technocentriste, mobilise la notion de transition pour évoquer la nécessité de lever les verrouillages technologiques nuisibles au passage à l'économie verte. Pour les organisations porteuses de ce discours, le problème du passage vers une économie verte réside dans le calcul du risque qui préside aux décisions d'investissement des entreprises de nombreux secteurs technologiques. Les variables considérées dans ce calcul feraient en sorte que l'investissement dans les technologies propres apparait trop risqué aux entreprises. Ce problème nécessiterait que les gouvernements interviennent en instituant des incitatifs à l'investissement vert visant à modifier le calcul du risque. Il s'agirait en quelque sorte de mettre en œuvre un nouvel interventionnisme vert afin de corriger les défauts du marché et de faire advenir indirectement l'économie verte en la favorisant par rapport à l'économie dite « brune », c'est-à-dire basée sur les énergies fossiles.

Face au discours technocentriste s'est aussi développé un discours plus écocentriste. Provenant largement des mouvements de l'écologie sociale et politique – mais aussi de regroupements internationaux de villes préoccupées par les enjeux énergétiques et environnementales – ce discours présente la transition comme un processus d'éco-innovation engendré « par la base », c'est-à-dire par les citoyens, les autorités locales, les communautés, les entrepreneurs innovateurs, etc. Il propose de procéder à un « pilotage » des éco-innovations radicales consistant à favoriser l'auto-organisation des acteurs sociaux et à miser sur l'innovation à une échelle territoriale plus locale, comme la région, la ville ou même le quartier. Les techniques de consultation et de prospective y sont préconisées dans le but de générer des « visions partagées » d'un futur plus écologique ayant le potentiel de rassembler des acteurs autour d'un projet commun.

Entre les pôles technocentriste et écocentriste, une troisième tendance ressort de l'analyse du discours de la transition écologique au Québec : le discours ré-arrangiste. À priori, les coalitions d'acteurs porteuses de ce discours s'associent explicitement au discours technocentriste : elles partagent avec les acteurs du secteur privé une grande confiance envers les technologies vertes et militent avec eux en faveur d'un nouveau cadre politique plus interventionniste. Or, lorsque survient la question de la place des hydrocarbures dans l'approvisionnement énergétique du Québec, une rupture évidente apparait. Alors que le discours technocentriste aborde les hydrocarbures à travers l'enjeu de production énergétique (fossile ou renouvelable), le discours ré-arrangiste l'aborde comme une problématique de consommation énergétique qu'il s'agit avant tout de réduire et ensuite de réorienter vers source plus vertes. Les priorités et les stratégies, alors, diffèrent de celles du discours technocentriste et les affinités que l'on retrouvait sur certains thèmes laisse place à un conflit d'interprétation qui à pour effet de fragiliser les principales coalitions discursives sur la transition au Québec. Par ailleurs, les stratégies mises de l'avant par le discours ré-arrangiste se rapprochent nettement de celles prônés par le discours écocentriste, avec une forte insistance sur les enjeux d'aménagement du territoire et de transport collectif.

Il reste à voir comment ces modèles de transition interagiront dans l'avenir pour orienter l'émergence de nouvelles pratiques et de nouvelles politique publiques qui transformeront autant les infrastructures techniques que les représentations culturelles liées à l'environnement au Québec. La communication se conclura sur la présentation de trois scénarios de transition fondés sur l'extrapolation des logiques sous-jacentes aux trois discours.

Bibliographie

Audet, R. 2015 (à paraître). « Le(s) discours de la transition écologique », dans Transition énergétique et territoires : quels modèles pour le développement du Québec?, Montréal, Presses de l'Université du Québec.

Audet R. 2014. « The Double Hermeneutic of Sustainability Transitions », Environmental Innovation and Sustainability Transitions, no 11, p. 46-49.

Audet, R. et C. Gendron. 2012. The Social and Political Construction of Sustainable Development in Quebec. A Critical Analysis of the Quebec Sustainable Development Policy, dans H. Bruyninckx, S. Happaerts, K. Van den Brande (dir.), Sustainable Development and Subnational Governments: Policy-making and Multi-level Interactions, Basingstoke : Palgrave Macmillan.

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Gendron, C. J.-G. Vaillancourt et R. Audet (dir.), 2010. Développement durable et responsabilité sociale. De la mobilisation à l'institutionnalisation, Montréal, Presses internationales Polytechnique, 270 p.

Grin, J., J. Rotmans, et J. Schot. 2010. Transitions to Sustainable Development. New Directions in the Study of Long Term Transformative Change, New York/London, Routledge.

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Hajer, M.A. 2006. Doing discourse analysis : coalitions, practices, meaning, dans van den Brink M. et T. Metze (dir.), Words matter in policy and planning. Discourse theory and method in the social sciences, Netherland Geographical Studies, p. 65-74.

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Mol, A., 2002. Ecological Modernization and the Global Economy, Global Environmental Politics, 2 (1), 92-115.

Mol, A. et G. Spaargaren, 2000. Ecological Modernisation theory in debate : A review. Environmental Politics, 9 (1): 17-49.

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