Résumé
L'article présente les résultats d'une co-création transdisciplinaire à laquelle ont participé deux fonctionnaires d'une administration territoriale (Bruxelles Environnement) et deux chercheurs universitaires (de l'Université libre de Bruxelles et de l'Université catholique de Louvain). Il s'interroge sur le rôle des pouvoirs régionaux dans la transition de l'économie régionale actuelle vers une économie compatible avec un développement durable fort.
La participation des pouvoirs territoriaux dans cette transition soulève une série des questions qui n'ont pas encore été traitées de manière satisfaisante par la littérature spécialisée. Par ailleurs, la relation entre, d'une part, les « niches » d'innovation sociotechnique et, d'autre part, le « régime » économique, politique et social, existantest au cœur des analyses de la transition (Kemp et al. 1998 ; Rauschmayer et al. 2015). L'article contribue à la littérature sur le rôle des acteurs publics dans cette transition en analysant le rôle de l'Alliance Emploi-Environnement (AEE), une politique territoriale menée entre 2010 et 2014 par le gouvernement de la Région Bruxelles-Capitale, une ville-région de 1.2 millions d'habitants, comme un outil de médiation entre niches et régime dans un contexte spatial et temporel spécifique. L'analyse est donc basée sur une expérience concrète de terrain : la mise en œuvre d'un programme de transition économique d'une ville-région, se voulant ambitieux et innovant. Là où cela s'avère pertinent, nous comparons le cas bruxellois avec l'expérience d'AEE au niveau de la Région wallonne, une région semi-urbaine et semi-rurale de 3 millions d'habitants.
Cadres théoriques
La contribution s'inscrit dans la perspective interdisciplinaire en ecological economics, qui fait le lien entre les phénomènes sociaux et biophysiques, par exemple en analysant l'insertion de l'économie régionale dans un système socio-écologique (Costanza et al 1997 ; Erkman 1998 ; Daly et Farley 2004 Folke et al 2010). Un pan de cette littérature adresse directement ce changement à l'échelle d'une ville ou d'une ville-région (Alberti et al 2003 ; Bolund et Hunhammar 1999, Folke et al 1997, Snep et Opdam 2010).
Notre cadre théorique s'inspire également de la littérature sur la transition comme innovation sociale et phénomène sociotechnique (Geels et Schot 2007, Van den Berg et al 2011) ainsi que sur le lien entre transition et résilience économique (Barnes 2014 ; Cretney 2014). A nouveau, les analyses des transitions sociotechniques à l'échelle régionale (Cretney 2014 ; Barnes 2014) ainsi que leurs interactions avec les pouvoirs publics (Rotmans et al 2001 ; Bell 2002 ; Steurer 2010) sont particulièrement pertinentes pour notre problématique. Un des points focaux de la littérature récente sur la transition écologique est la tension entre les niches d'innovation et les régimes existants (Rauschmayer et al 2015). C'est tension pose non seulement la question du « up-scaling » des pratiques de niches pour qu'elle puissent exercer un impact significatif sur la société, mais aussi celle des interactions constantes, problématiques et parfois contradictoires, entre ces deux pôles d'un système socio-écologique.
Nous aborderons plus précisément la relation entre niches et régime sous l'angle de la médiation. Force est de constater que la littérature sur la gestion de la transition attribue un rôle central aux acteurs de pont (« bridging actors »), capables de tisser des liens entre différents types d'acteurs, de connaissances ou d'échelles d'actions (Westley 1995 ; Folke et al 2005; Berkes 2009). Notre hypothèse de base est que l'AEE peut être interprétée comme un acteur public potentiellement en mesure de médier les tensions inhérentes entre niches et régime dans le cadre d'une transition économique et écologique d'un territoire.
Diagnostic
Les initiatives de transition les plus innovantes émergent souvent dans ce qu'on peut appeler des « niches », même si le rôle des acteurs institués tel que les municipalités est de plus en plus reconnu comme essentiel. Or dans un contexte de nécessaire transition, les questions économiques et d'aménagement du territoire impliquent une action à une échelle supérieure. Autrement dit, dans des nombreux cas l'innovation doit dépasser la niche pour avoir un impact sur le régime dans lequel elle a émergé et avec lequel elle entretient des liens d'interaction. De plus, il est difficile d'envisager une transition des infrastructures de transport et de la gestion de l'eau à un niveau microscopique de niche, c'est-à-dire par le seul effort d'acteurs individuels indépendants ou même de petits groupes d'individus. A cause de la nature systémique de certains défis environnementaux et sociaux et de la configuration en réseau des infrastructures et des acteurs, il semble indispensable d'agir directement au niveau du régime. Dès lors, la question de l'interaction entre niches et régime ainsi que du rôle des pouvoirs publics dans cette interaction devient un problème central dans la transition d'une ville-région.
A ce titre, il y a alors un dilemme pour les pouvoirs publics : le souhait de mettre en avant le rôle des connaissances locales, la gouvernance par le bas, la gestion des ressources par les usagers, le « up-scaling » des acteurs de niche (bottom-up)– et en même temps le désir d'intervenir pour stimuler l'action collective, surtout pour la coordonner et la relier aux dynamiques d'échelle supérieure (top-down) afin d'avoir un impact sur le régime dans son ensemble (Jhagroe et Loorbach 2014).
L'apport original de notre contribution réside dans le fait qu'elle analyse en quoi un programme public de transition explicite tel que l'AEE a pu jouer un rôle de médiation entre « niches » et « régime ». En analysant cette expérience concrète à la lumière des apports théoriques, nous verrons si la logique d'action sous-jacente du dispositif d'AEE peut être généralisée aux nombreux secteurs où une transition est nécessaire. Nous verrons aussi dans quelle mesure la capacité du processus à atténuer les tensions entre niches et régime est limitée. Comme pour la transition du fonctionnement de la recherche scientifique et des universités, il est probable qu'une référence explicite à une éthique de durabilité forte soit nécessaire dans le domaine de l'administration et de la politique (Dedeurwaerdere 2013).
Explicitation des données
Nous nous basons sur une monographie de l'AEE en RBC depuis son initiation jusqu'à sa mise en œuvre entre 2010 et 2014. Nous décrirons les acteurs de l'AEE, leurs motivations, la structure du dispositif, les procédures, les résultats, les évaluations. Nous utiliserons la documentation disponible publiquement, mais aussi des informations issues de l'expérience interne de l'administration et du gouvernement qui a mis en place l'AEE : textes officiels et internes, entretiens, réunions, observations. Par ailleurs, nous exploiterons une base de données quantitatives comprenant l'ensemble de fiches-actions mises en place entre 2010 et 2014. Nous nous focaliserons sur les données qui montrent comment les concepteurs et les participants à l'AEE ont interprété et réalisé le rôle de médiation entre niches et régime.
Référence à des expériences positives
Nous montrerons comment le dispositif d'AEE a pu initier une dynamique de transition concrète dans le fonctionnement d'un secteur économique, en décrivant les actions menées dans l'axe « Ressources et déchets » de l'AEE bruxelloise, dans le domaine du réemploi des déchets de construction et de démolition (chantiers pilotes, nouveaux cahiers de charge, mobilisation du secteur). Nous verrons que les pouvoirs publics territoriaux ont joué, dans de nombreux cas, un rôle de médiation essentiel entre les pionniers à l'origine de l'émergence de modèles économiques innovants (tel que l'économie circulaire dans le secteur de la construction), et les acteurs et structures qui forment le régime actuel, qu'il s'agit de faire évoluer vers une économie plus durable.
Bibliographie indicative reprenant les principales sources envisagées
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