RAPPEL DE QUELQUES CONSTATS DES CRISES ENVIRONNEMENTALE, SOCIALE ET FINANCIÈRE.
Avec neuf milliards de terriens à 2050, l'Homme devra concevoir une économie moins impactante pour la planète. Comme le montre le Professeur Tim Jackson dans son livre « Prospérité sans croissance », nous devrons diminuer à 2050 d'un facteur 21 l'intensité carbone de la production mondiale si on veut atteindre les objectifs du GIEC. Par ailleurs, dans son article intitulé ‘Un espace sécurisé pour l'activité humaine', Johan Rockström, du Stockhom Resilience Centre, a quantifié neuf ‘limites planétaires' visant à empêcher l'activité humaine de provoquer des changements environnementaux irréversibles. Pas moins de trois de ces neuf limites ont d'ores et déjà dépassé le seuil d'alerte: le changement climatique, le taux de diminution de la biodiversité et l'interférence humaine avec les cycles de l'azote.
Quant au PIB, de nombreuses études ont montré :
- qu'à partir d'un certain niveau, le PIB ne crée plus marginalement de bonheur
- que le niveau de satisfaction de vie n'a pas progressé depuis 30 ans dans les pays de l'OCDE alors que le PIB continue d'augmenter.
- que l'espérance de vie n'est pas corrélée au PIB
- un découplage relatif entre la création d'emploi et l'augmentation de PIB.
Au niveau financier, la dette des USA est équivalente à 365 fois son PIB, presque le double de celle de la crise de 1920. Depuis 1950, cette dette était stable malgré Bretton Woods, la crise pétrolière, la guerre du Vietnam, etc. mais avec l'arrivée des néo(ultra)libéraux au pouvoir en Angleterre et aux USA, elle s'est furieusement accélérée pour dynamiser la croissance. Les responsables politiques des ces pays ont endetté les Etats, dérégulé les marchés et détricoté les accords de stabilité sur l'emploi.
Avec un monde peuplé de neuf milliards de personnes ayant le même niveau de vie qu'en Europe à 2100, la taille de l'économie mondialisée serait 200 fois celle de 1950. Avec cette augmentation fulgurante, la solution du découplage relatif, seule, n'est pas plausible.
Ces constats montre à souhait que le système économique mondial actuel nous mène à notre perte. Les politiques actuelles et le marché misent quasi exclusivement sur les solutions technologiques dites vertes, mais c'est sans compter sur le fameux « effet rebond » qui nous incitera à encore plus consommer de ces biens « verts » et sur la croissance démographique. Bref, nous sommes conscients que seules les technologies vertes ne seront pas suffisantes.
Notre postulat est que ce dont nous avons besoin, c'est de changements de modes d'existence portés par un changement de structure mentale (changer le système en lui même et pas que légèrement certains éléments du système).
LES APPORTS DES SCIENCES HUMAINES DANS LE CHANGEMENT DE COMPORTEMENT
La transition doit s'inspirer des sciences humaines dont nous relevons les quelques théories et outils suivants.
> La théorie du comportement planifié soutient que les individus ne seront susceptibles de développer une forte intention d'agir que s'ils croient avoir les ressources nécessaires ou les opportunités pour y arriver.
> Théorie des comportements interpersonnels : elle permet d'éviter la dissonance cognitive.
> La résistance au changement : elle permet d'éviter les écueils (perte de contrôle donc je n'agis pas, trop d'incertitude donc je n'agis pas, etc)
> Le modèle des stades du changement utilisé pour les assuétudes (y compris la sur-consommation).
> Neuromanagement : le changement de comportement demande une bascule d'un mode automatique (néolimbique) pour aller vers un mode adaptatif (pré-frontal).
> Community Based Social marketing : utilisant les 4 P du marketing, il promeut un éco-comportement qui est en compétition avec d'autres moins durables.
> Motivating Sustainable Consumption introduit le principe des E (Enable, Encourage, Exemplify, Engage).
> La spirale dynamique : changement lorsque le système ne peut plus régler les problèmes, ce qui amène une crise, une nécessité de lâcher-prise, et donc l'ouverture mentale pour trouver de nouvelles solutions.
> les pédagogies de la transition et l'intelligence collective (forum ouvert, world café, sociocratie, etc)
> la psychologie positive : travail à partir de ce qui a créé un sentiment de bien-être et une résilience forte.
> la psychologie de l'engagement. Basé sur la désirabilité sociale d'un comportement, sa régulation par la norme, l'importance des sentiments de contrôle/efficacité, l'aspect public d'un engagement.
> la transformation par le contexte. La culture matérielle (infrastructure, lieux, produits, services, etc) à disposition des utilisateurs induit et conditionne les comportements (notion d'affordance).
Notons encore la théorie de l'engagement (Joule R.V. et Beauvois J.L.), et la vision intégrale et stades de développement (Ken Wilber).
Les différentes approches décrites ci-dessus (et d'autres encore) ciblent pour la plupart le niveau d'intervention du comportement. Utilisés dans des projets de terrain, ils sont souvent valables le temps de la séance de sensibilisation mais peinent à ancrer un comportement de façon pérenne. Pour ce faire, il nous semble utile de travailler plus en amont, au niveau du mode d'existence et de l'ontologie.
LES ÉTHIQUES ENVIRONNEMENTALES
Notre rapport à la conscience a forgé depuis des dizaines de milliers d'années de nombreux enseignements religieux, spirituels, philosophiques. Des auteurs comme John Baird Callicot ont bien montré que nos sociétés occidentales sont anthropo-centrées et principalement issues de la spiritualité judéo-chrétienne et des philosophes grecs. La première prône la théorie de l'intendance, ç-à-d le rôle de gestionnaire de la Terre que l'Homme a reçu de Dieu. Ce faisant, l'Homme domine et exploite le vivant pour subvenir à ses propres besoins. Quant à la philosophie grecque, elle prône aussi la domination de l'Homme sur la Nature, ainsi que la domination de l'Homme sur la femme. Notons pour chacune d'entre elle, la séparation Homme - Nature.
Une autre spiritualité anthropo-centrée est l'Islam où l'on retrouve ce rôle d'intendant donné par Dieu aux hommes; avec un bémol dans le soufisme plus proche de la nature surtout dans ses pratiques du type chamanique présentes de longue date en Afrique.
L'indouisme quant à lui vise la symbiose Homme – Nature, il fut d'ailleurs l'inspiration de nouveaux courants philosophiques tel que l'écologie profonde d'Arne Naes. On peut y voir une cohérence, voire une filiation, entre les romantiques allemands, la contre-culture américaine, le mouvement hippie inspiré de l'indouisme puis le mouvement New age. Un mouvement issu de l'indouisme, le Jaïnisme, prône l'ascétisme pour libérer l'âme du corps; celle-ci devant devenir complètement indifférente au plaisir et à la douleur.
A côté du confucianisme, la pensée chinoise se décline aussi dans le taoïsme qui prône le non-désir (wu-yu) et surtout le non-agir (wu-wei) dont on peut relever un cohérence avec les énergies renouvelable et les technologies vertes qui se fondent dans les forces naturelles.
Le bouddhisme quant à lui a pour objectif d'éradiquer toute forme de désir à l'origine de la souffrance, d'autant plus qu'accompagné par la conscience de soi, le désir engendre alors l'égocentrisme qui est nourri par et qui nourrit le marketing, bras armé du capitalisme actuel. Le bouddhisme peut donc parfois être vu comme l'antidote à nos sociétés anthropo-centrées.
L'animisme ou pratiques spirituelles de type animiste, comme le chamanisme, affecte une âme aux non-humains et sont en relation directe avec la Terre et le Cosmos. Elles sont donc totalement éco-centrées.
Nous voyons apparaître, plus ou moins intensément selon le degré d'anthropo-centrisme, le clivage Nature / Culture, nos sociétés anthropo-centrées les ayant séparés. Alors que de notre point de vue, la nature produit la culture (la société des Hommes) et la culture a produit la nature. Il s'agit donc bien de relier plutôt que de séparer, de considérer le tout, que l'Homme fait partie de la nature et que l'holisme est notre prisme de lecture.
LES ÉTHIQUES ENVIRONNEMENTALES NE SONT-ELLES PAS FAUSSEMENT NATURALISTES ?
Philippe Descola décrit quatre ontologies dans l'histoire de l'Humanité (dans l'ordre d'apparition de celles-ci) qui peuvent s'accommoder de la présence discrète des autres modes à l'état d'ébauche :
- L'animisme par la ressemblance des intériorités (humains et animaux ont la même vie intérieure) et la différence des physicalités (entre humains et non-humains) est la plus ancienne et a prédominé dans l'histoire.
- Le totémisme par la ressemblance des intériorités et la ressemblance des physicalités.
- l'analogisme par la différence des intériorités et la différence des physicalités
- le naturalisme par la différence des intériorités et la ressemblance des physicalités (universalité de la culture). Notre postulat est que le naturalisme dans lequel nous vivons actuellement n'est qu'éphémère.
Les gammes descoliennes sont le résultat de ces quatre clefs. Quiconque a déjà fait l'expérience de passer du Bach dans une ethnie du Haut Congo a déjà constaté l'impensable pour nous: ils n'entendent rien, du bruit tout au plus. Et l'inverse est vrai aussi : quand un Satokagura (musique d'accompagnement de rites Shinto) accompagne le rituel de « mise en estive » d'un kami (divinité du Japon), l'oreille occidentale peine à identifier la mélodie. Ce que l'exemple de la musique révèle c'est l'incommensurable de nos gammes respectives et l'appauvrissement que serait l'audition d'une même partition jouée dans la même clef avec les mêmes instruments, la même mélodie, indéfiniment, partout.
Il arrive parfois qu'une clef bascule vers une autre et qu'un mode mineur devenu dans l'harmonie dominant, se retrouve alors transformé en mode majeur. C'est le cas en musique, c'est le cas en anthropologie. A bien des égards, le naturalisme a été ce changement de clef, tout comme l'analogisme ou encore le totémisme.
C'est ainsi que quand Aldo Leopold propose de « penser comme une montagne », il s'agit de l'expression métaphorique d'un véritable régime de coexistence dans le naturalisme. Le naturalisme présente une mineur animiste bien présente dans le travail philosophique de ce naturaliste américain.
D'autre part, les éthiques environnementales sont à bien des égards les « enfants terribles » du naturalisme. Ces enfants transgressent les interdits et testent l'autorité du parent. Le biocentrisme, la Deep Ecology, l'écocentrisme sont tout cela en même temps. Comme nos enfants le font spontanément, ces éthiques d'un genre nouveau parlent aux phoques et postulent avec la même spontanéité que ces mammifères marins partagent le même régime d'existence que nous.
Notre régime affectif est endolori quand nous ne sommes plus capables de sympathiser avec un animal et il est anesthésié quand nous laissons ces compagnons familiers devenir des bêtes de somme. Notre cognition dépend de nos émotions et les éthiques environnementales sont un post-it collé sur le pare-brise du véhicule fantôme qui remonte à toute allure l'évolution, dans l'attente du crash environnemental. L'écocentrisme et le biocentrisme insistent sur l'élargissement de la sphère morale, mais cet élargissement se fera autant dans l'intellectuel que dans l'émotionnel. Et l'émotion ne peut se produire que dans le sensible. Pour cela, nombre de pratiques ancestrales (ou remises au goût du jour) sont à notre portée et ressurgissent depuis quelques temps dans les sociétés modernes (méditation, pleine conscience, travail qui relie, tantrisme, respirations, ...).
Au monde, il faut substituer des mondes, aux cultures la culture. Il en va de même quand les animaux sont devenus « l'animal », l'entité vivante abstraite qui a perdu toute singularité. De la même manière, parler d'arbres singularisés comme des ressources, montre notre obsession de généraliser et d'universaliser, c'est-à-dire d'abstraire. Si nous ne changeons pas, nous resterons des modernes primitifs parce que nous continuons à penser que notre singularité est généralisable au lieu de nous altérer dans la rencontre de la singularité des autres humains et non-humains. Comme l'a exprimé Aldo Léopold dans une autre métaphore célèbre : nous sommes un loup qui crie alors que nous pourrions être un homme qui converse avec une montagne.
Nous ne sommes pas la seule culture à avoir investi cette question, mais nous sommes la seule à l'avoir transformée en problème. Au Japon par exemple, la question du rapport entre le singulier et l'universel se développe dans la quiétude des artifices d'un jardin et dans la formule minimaliste du satori : « maintenant donc l'éternité, ici donc le monde ».
Il faudrait avoir le courage de militer pour une nouvelle forme de « relationnisme » comme celle que nous trouvons dans la proposition de Philippe Descola.
LES ATTRIBUTS DE NOS MODES D'EXISTENCE, DÉTERMINANTS D'UNE ÉCONOMIE PLUS FÉMININE
Partant de ces descriptions et réflexions éco-philosophiques, en tant que co-auteurs, nous avons tenté l'exercice d'inventer une nouvelle économie durable. Pour cela, nous avons identifié quels étaient les attributs de nos modes d'existence actuel. Des attributs tels que la dissociation nature/culture, la peur de ne pas atteindre ses objectifs (à l'école, au travail, etc), l'ego , le mental omniprésent qui dicte la plupart de nos jugements, le décentrage (incohérence entre ses valeurs et ses actes), le masculin (voir le machisme), l'immédiateté de plus en plus prégnante dans nos vies et le pyramidal (organisationnel).
Inspirés par un travail par le ressenti, le second exercice consiste à décrire les attributs que nous voudrions voir dans notre vie : relation nature-culture, simplicité et présence, collectif et bienveillance, ressenti-sensible, féminin-humain, ne pas réagir (l'enfant en nous réagit, l'adulte agit), circulaire. En filigrane de ces attributs, on aperçoit le relationnisme entre chaque élément.
Le troisième exercice identifie enfin quelle pourrait être une nouvelle économie basée sur les attributs du mode d'existence désiré. Apparaît alors une économie du présent où tout acteur économique est responsable de ses impacts à tout moment de sa vie ('ici et maintenant'). Tout le contraire de l'économie actuelle qui sépare et reporte la gestion des problèmes à plus tard (déchets nucléaires,...) et à plus loin (exportation des déchets électroniques, ...). Quand Henry David Thoreau écrit dans Walden que « le salut du monde passe par l'état sauvage », il n'affirme rien d'autre qu'une logique de la présence. Car l'état sauvage peut alors se lire comme l'état qui augmente l'intensité, la complexité des relations et produit une amplification de la présence .
Apparaissent aussi des consommateurs centrés (cohérents avec leurs valeurs, reliés), tout le contraire de nos sociétés qui nous détournent de nous-mêmes, exaltent via le marketing et la télévision, des héros de toutes sortes,... bref créent des frustrations pour mieux nous inciter à combler le fossé en consommant. Nous découvrons aussi des caractéristiques fortes de l'économie dans laquelle nous acceptons d'évoluer : collaboratif, économie de fonctionnalité et circulaire, peu d'épargne/investissement et investissements ciblés, aucune spéculation.
Tout cela engendrera une modification profonde des secteurs économiques prioritaires. Le secteur de l'extraction de ressources ne sera plus prioritaire, les secteurs manufacturier, bâtiment, alimentation et agriculture se maintiendront mais devront se « durabiliser » radicalement sur base d'objectifs contraignants fixés par les autorités publiques. Les secteurs du recyclage/valorisation des déchets deviendront prioritaires.
Mais surtout, nous développerons des secteurs économiques sobres en carbone et aujourd'hui délaissés tels que la culture (y compris les NTIC, l'édition, ...) et les arts (consacrons nos vies à d'autres buts qu'économiques), l'éducation tout au long de la vie, les sports, l'artisanat, le tourisme local, la gastronomie durable, l'aide à la personne, la mobilité active, l'auto-construction durable, la santé, le bénévolat, etc. Cette économie (plus féminine et en opposition avec la logique masculine du PIB) fondée sur les services aux personnes, entreprises sociales, intégrées dans la communauté ... est très peu productive au sens purement économique et donnera donc énormément d'emploi sur le long terme.
La nouvelle relation plus intime et ressentie avec la Nature apporte aussi l'idée nouvelle que, comme d'autres ont abandonné l'économie planifiée où les moyens de production appartenaient à l'Etat, nous abandonnerons l'économie néolibérale où les moyens de production appartiennent au capital, pour une nouvelle économie du vivant où les moyens de production appartiennent à la Terre puisque tout vient originellement d'elle.
Concrètement, cela signifie que toute entreprise dès sa création sera débitrice (ou locataire) de la Terre pour l'usage de ses ressources et les projections d'impact futur. Partant des nouvelles méthodes de calcul d'impact et d'usage des ressources (bilan carbone, analyse de cycle de vie, empreinte écologique, ecosystem services review, ...), nous devrons les monétariser (donner un prix) pour évaluer la dette (ou location) de l'entreprise envers la Terre. Ce système n'est pas incompatible avec le capital initial obligatoire pour la constitution d'une entreprise tel que nous le connaissons.
La gestion de ces dettes/crédits ne pourra en aucun cas être privatisée mais devre revenir à une gouvernance mondiale publique à créer (et au travers d'une monnaie complémentaire).
S'agit-il d'une fiscalité verte déguisée ? Oui, on peut le voir comme cela mais la logique va au-delà car elle dépossède l'entreprise de ses biens de production, la rend dépendante de prix fixés par une gouvernance publique et renverse notre relation à la Terre; nous lui appartenons et non l'inverse.
- Autre