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La politique de transition de l'architecture à Bruxelles : entre politisation et dépolitisation
Julie Neuwels  1@  
1 : Faculté d'architecture La Cambre Horta, Sasha, Université Libre de Bruxelles  (ULB)  -  Site web
Faculté d'architecture La Cambre/Horta Université libre de Bruxelles, site Flagey 19, Place Flagey B-1050 Ixelles -  Belgique

Cette communication prend appui sur un travail de thèse qui devrait être défendu dans le courant du second semestre de l'année académique 2014-2015.

Nombre de chercheurs s'attachant au « développement durable » analysent le degré transformationnel des actions entreprises en son nom. Le durable n'est alors pas traité comme une addition rhétorique, mais comme un objet de recherche en soi[1]. Cet objet est lui-même appréhendé comme un « problème pour l'action et non comme une solution allant de soi »[2], mettant en exergue la « potentialité critique » du développement durable mais dont l'ampleur et la teneur de l'activation demeurent incertaines. La diversité des positionnements épistémologiques adoptés favorise le développement d'une controverse du « nouveau ou pas nouveau ? » qui anime notamment les recherches s'attachant à la fabrique territoriale[3]. Les divergences de points de vue qui s'en dégagent constituent tout autant de prises permettant de déconstruire la solution et d'éviter de tomber dans les fausses évidences tant positives que négatives de la territorialisation durable.

Le degré d'activation de la potentialité critique du développement durable demeure actuellement indirectement et/ou partiellement questionné à l'échelle de l'architecture à proprement parler. Les recherches s'attachant à la construction durable contribuent dans leur majorité à construire le problème sans en questionner les fondements. Les travaux issus de l'ingénierie cherchent généralement à améliorer les matériaux, les équipements et les instruments de mesure. Tandis que nombre d'analyses relevant des sciences sociales questionnent l'effectivité et la réception des acteurs en situation des évolutions issues de la sphère de l'ingénierie. Ces recherches sont dès lors essentiellement concentrées sur le caractère normatif et technique de l' « architecture durable », laissant à penser que ses problèmes, enjeux et possibles se limitent à ces aspects. La question de savoir si cette limitation est pertinente se pose. Indéniablement le développement normatif et technique constitue un axe central de l'architecture durable. Néanmoins, l'architecture est un domaine complexe qui ne peut pas être limité à une prouesse technique. C'est d'ailleurs sur base de la reconnaissance de cette complexité que se développent des recherches interdisciplinaires, mêlant sciences exactes et sciences humaines, en matière d'habiter durable. Ces recherches contribuent à déterminer les apports et les limites des évolutions techniques et normatives mais elles demeurent généralement établies dans une visée d'acceptabilité sociale. Diverses questions généralistes demeurent dès lors en suspend : Que signifie ce développement technico-normatif ? En quoi change-t-il le rapport établi entre l'architecture et les idéaux modernes occidentaux ? Comment évolue le rôle sociétal alloué à l'architecture ? Qu'est-ce qui est questionné et qu'est-ce qui n'est pas, ou plus, questionné ? Etc.

Ces questions nous ont amenée à transposer frontalement la dialectique du « nouveau ou pas nouveau » dans le domaine de l'architecture. Pour ce faire, la recherche repose sur un déplacement épistémologique : l'architecture n'a pas été abordée sous l'angle de l'objet construit, du bâtiment, mais sous l'angle de ses dimensions politiques et politisées. Il s'agissait de dépasser l'appréhension fonctionnelle de la question architecturale, pour questionner l'architecture en tant qu'instrument de pensée et instrument d'action selon les termes d'Henri Lefebvre[4]. La recherche s'est également appuyée sur les apports du courant cognitiviste de la sociologie de l'action publique, en particulier sur les concepts de référentiel[5] et d'instrumentation[6]. A partir de ces supports théoriques, il s'agissait de comprendre comment les problématiques, les enjeux et les solutions sont pensés et mis en forme par les acteurs influant les politiques publiques. Éminemment top-down, ces questions nous ont emmenée sur la piste des relations entre le champ architectural, l'action publique et les idéologies développementalistes modernes. Concentrée sur le cas de la Région de Bruxelles-Capitale, l'analyse de ces relations, de leurs concordances et de leurs tensions entendait poursuivre le pari d'élargir le champ des questionnements qui se construisent autour de l'objet « bâtiment durable » ou « éco-bâtiment ».

Prenant la forme d'une genèse, l'analyse des politiques bruxelloises de transition de l'architecture a été élaborée à travers trois grands axes de lecture. Le premier s'attache aux héritages de la montée du référentiel d'architecture durable. Généraliste, cette analyse du passé vise à offrir des supports pour comprendre les processus de construction des actions et des pensées actuelles. Le deuxième axe s'intéresse à la mise en forme du référentiel d'architecture durable à travers la question de l'équilibre entre l'action par responsabilisation et l'action par réglementation. Le troisième axe analyse comment se négocie le référentiel d'architecture durable dans un contexte ambigu mêlant, d'une part, urgence d'action de par l'impératif environnemental et, d'autre part, dépolitisation[7] de par la naturalisation du référentiel de marché.

Cette genèse démontre que la référence au durable a incontestablement favorisé une certaine repolitisation de la question architecturale qui s'était étiolée avec la remise en question du modernisme et certains effets du néolibéralisme. Néanmoins, ce phénomène de repolitisation demeure partiel : le degré d'activation de la potentialité critique du développement durable varie fortement selon l'échelle et l'objet d'observation de la question architecturale. La dernière refonte de la législation de la performance énergétique des bâtiments (PEB) est déterminante dans ce jeu du politisé, dépolitisé et non politisé. En imposant des exigences se rapprochant très fortement des standards de la construction passive, un (presque) passif, cette législation et ses instruments satellites sont symptomatiques des avancées positives de la politique bruxelloise de transition de l'architecture. Ils sont, en même temps, symptomatiques de ses limites. 

De prime abord, comparativement aux études généralistes s'attachant aux politiques environnementales contemporaines, la politique bruxelloise de transition de l'architecture semble constituer un espace d'exception à plusieurs égards. Éloigné de l'éco-pouvoir[8], le cas bruxellois se caractérise par une approche éminemment pragmatique. L'instrumentation s'établit, en grande partie, à partir des expériences de terrain considérées comme étant exemplaires et nettement moins sur base d'études scientifiques et des dictats des industriels. Les politiques bruxelloises de transition de l'architecture témoignent ensuite d'une préférence pour l'efficience énergétique se distançant du concept de performance énergétique. La place centrale de la construction passive dans l'instrumentation révèle effectivement une préférence pour le low tech et l'intelligence conceptuelle et, par extension, une méfiance envers les promesses des évolutions techniques considérées comme des « palliatifs » et des « gadgets ». Enfin, le cas bruxellois se caractérise par un volontarisme politique fort. Les débats qui ont accompagné l'imposition du (presque) passif mettent en évidence que cette réglementation a été établie moins sur base des intérêts économiques des acteurs de terrain, que sur base d'une appréhension de l'intérêt général construit autour de certains enjeux environnementaux[9]. Lorsque les intérêts des acteurs de terrain ont été considérés, ceux-ci n'ont pas permis la révision de cette appréhension du bien commun. De même, l'imposition du (presque) passif témoigne d'une évolution majeure du rapport politique à la logique réglementaire : ce n'est plus un « minimum acceptable » qui est imposé mais un « maximum espéré ». Ce faisant, les systèmes d'exception se multiplient mais, à l'opposé du faux-semblant politique, ils existent avant tout pour permettre la mise en place d'une réglementation tellement ambitieuse qu'elle ne pourra techniquement pas être toujours respectée.

La politique bruxelloise de transition de l'architecture repose donc sur une évolution du rapport à la nature qui semble se distancer, entre autres, du technocentrisme et des codes du marché. En ce sens, la dernière refonte de l'imposition PEB se rapproche de la logique de durabilité forte. Cette politisation de la question environnementale est actuellement concentrée sur la question énergétique mais elle est appelée à intégrer d'autres enjeux environnementaux, notamment au regard des projets présentés par les politiques publiques comme étant représentatifs du futur de l'immobilier bruxellois. Au final, l'action sur l'échelle du bâtiment s'inscrit dans une démarche d'écologisation de l'économie : une recherche de maîtrise des flux en amont, pensée en termes de coût global élargi et atteinte grâce à une refonte des processus de conception.

Le cas bruxellois n'échappe cependant pas à une « tentation normalisante » élaborée sur base du registre technicien. Il en résulte une certaine normalisation de la conjugaison entre architecture et durabilité qui s'établit au détriment des approches alternatives que les politiques publiques et certains acteurs de terrain tentent pourtant, sous certains aspects, de mettre en place. De fait, bien que l'imposition du (presque) passif ne s'accompagne pas d'une prétention politique à traiter des questions globales de la soutenabilité de l'architecture, elle offre actuellement une lecture assez précise de ce qui signifie l' « architecture durable ». La montée du référentiel d'architecture durable prend ainsi la forme d'un « presque modèle ». C'est moins l'imposition du (presque) passif que ses effets secondaires sur les instruments responsabilisants qui alimentent le presque modèle. Ces instruments sont devenus des formes de préparation et de justification de la dernière refonte de la législation PEB. Ce faisant, ils agissent moins en termes de mise en réflexivité des acteurs qu'en termes d'acceptabilité sociale. Parallèlement, ces formes de préparation et de justification esquissent un récit idéalisé du (presque) passif empêchant la mise en débat ou même, la simple considération pour les inquiétudes et les critiques. Au final, l'architecture tend à être présentée et appréhendée comme un espace au sein duquel les problématiques mises en exergue par le développement durable ont trouvé solution. En ce sens, le presque modèle est porteur d'un paradoxe : si l'imposition du (presque) passif a constitué un moment éminemment politique et témoigne d'un volontarisme indéniable, elle pourrait déproblématiser le débat auquel renvoie la transposition du durable dans le domaine de l'architecture.

En même temps, l'analyse plus détaillée du rapport au référentiel de marché, au-delà du seul rapport coûts/bénéfices de l'imposition du (presque) passif incombant aux maîtres d'ouvrage, met en évidence le fait que le caractère de durabilité forte des politiques étudiées n'est pas aussi évident qu'il n'y paraît de prime abord. Contrairement à d'autres contextes et domaines d'action, le référentiel de marché a constitué un levier facilitant la mise en place d'une politique volontariste dans le secteur de la construction à Bruxelles. Le haut niveau d'exigence de certaines réglementations, la multiplication d'incitants économiques ou encore le développement de certaines prérogatives allouées à Bruxelles Environnement ont pu être obtenus en démontrant que la transition de l'architecture favorise la création d'emplois, améliore les politiques d'attractivité urbaine, constitue un angle de compétitivité pour certaines entreprises ou encore transforme les économies d'énergie en ressources économiques. En ce sens, la formalisation du presque modèle repose sur un deuxième paradoxe : le volontarisme politique témoigne et résulte simultanément d'une inscription des politiques de transition de l'architecture dans une « logique industrielle globalisante », symptomatique de la non remise en question de l'hégémonie de la croissance économique et de la capacité du développement technico-normatif à résoudre les problèmes sociétaux.

Si la facilité d'inscription des politiques étudiées dans la logique industrielle a permis la mise en place d'une politique volontariste s'inscrivant en partie dans une logique de durabilité forte, cette facilité d'inscription a un prix. Elle impose un filtre dans la définition de ce qui pose problème et de ce qui peut être solution. Autrement dit, elle délimite le champ d'activation de la potentialité critique de la notion de développement durable. Ce filtre se formalise par une concentration des efforts sur l'échelle du bâtiment. Il s'ensuit qu'au-delà de cette échelle, le caractère fort des politiques étudiées n'est plus évident. A cette échelle d'appréciation, le bâtiment efficient, notre presque modèle, apparaît comme le bout de chaîne des politiques environnementales de l'habiter. Les sujets concordant mal avec le presque modèle sont abordés de manière palliative et rhétorique, lorsqu'ils ne sont tout simplement pas ignorés. Certaines problématiques s'aggravent. Concomitamment, les politiques publiques placent beaucoup d'espoir dans les effets secondaires de l'action sur l'échelle de l'édifice.

Plus que la non résolution et l'aggravation de certaines contradictions de l'habiter moderne, la logique industrielle est porteuse d'un phénomène de dépolitisation à plus large échelle. En cherchant à tirer profit du référentiel de marché, les politiques compétentes utilisent, directement ou indirectement, le domaine de l'architecture pour démontrer que la transition vers un développement plus durable peut être techniquement possible et économiquement bénéfique et ce, sans mettre à mal les acquis de l'habiter moderne. L'architecture durable apparaît alors comme un « agent d'adaptation[10] à la modernisation écologique », soit un instrument qui, en l'état, participe à la construction de la validité d'une supposée possible conciliation entre le capitalisme et la protection de l'environnement. C'est un troisième et dernier paradoxe qui s'esquisse : tant qu'il restera ancré uniquement dans une logique industrielle, le volontarisme politique à l'échelle du bâtiment participe d'une certaine manière à la dépolitisation des politiques environnementales dans le domaine de l'habiter, voire au-delà.


[1] MATHIEU, Nicole, 2006. « Pour une construction interdisciplinaire du concept de milieu urbain durable », Natures Sciences Sociétés, 14 (4), pp. 376–382.

[2] HAMMAN, Philippe, 2012. Sociologie urbaine et développement durable, Bruxelles, De Boeck, p.9.

[3] Notamment : MATHIEU, Nicole, et GUERMOND, Yves, 2011. « Introduction. La ville durable : un enjeu scientifique », dans MATHIEU, Nicole, et GUERMOND, Yves, (Éds), La Ville durable, du politique au scientifique, Paris, Quæ, p.15. ; Pinson, Gilles, Béal, Vincent et Gauthier, Mario, 2011. « Introduction. Le développement durable et les sciences sociales de l'action », dans Béal Vincent, Gauthier, Mario et Pinson, Gilles, (Éds), Le développement durable changera-t-il la ville ? Le regard des sciences sociales, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, pp. 8–30.

[4] LEFEBVRE, Henri, 2000 (1974). La production de l'espace, Paris, Anthropos.

[5] MULLER, Pierre, 2000. « L'analyse cognitive des politiques publiques : vers une sociologie politique de l'action publique », Revue française de science politique, n°2, pp. 189–208.

[6] LASCOUMES, Pierre et LE GALÈS, Patrick, (Éds), 2004. Gouverner par les instruments, Paris, Science Po les Presses.

[7] FERGUSON, Yann, 2011. « Les Conditions de gouvernementalité du développement urbain durable. », dans BÉAL, Vincent, GAUTHIER, Mario et PINSON, Gilles, (Éds), Le développement durable changera-t-il la ville ? Le regard des sciences sociales, Saint-Etienne, Publications de l'Université de Saint-Etienne, pp. 343–362.

[8] LASCOUMES, Pierre, 1994. L'éco-pouvoir : environnements et politiques, Paris, La Découverte.

[9] NEUWELS, Julie, 2013. « Construction durable : expertise et contre-expertise d'architectes » VertigO, 13 (2). 

En ligne : http://vertigo.revues.org/14166

[10] ELLUL, Jacques, 2012. Le Système technicien, Paris, Le cherche midi.



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