test

Une culture du riz contrainte à s'adapter. Savoir-faire rizicoles Ifugao (nord de Luzon, Philippines) face aux changements climatiques et socio-économiques
Julie Hermesse  1@  
1 : Fonds national de la recherche scientifique - Université de Louvain  (FNRS - UCL)  -  Site web
Université catholique de Louvain Laboratoire d'anthropologie prospective (LAAP) SSH/IACS Collège Jacques Leclercq Place Montesquieu 1, bte L2.08.01 1348 Louvain-la-Neuve -  Belgique

La République des Philippines est un pays constitué d'un archipel constitué de 7 107 îles dont onze d'entre elles totalisent plus de 90 % des terres et dont 2 000 seulement sont habitées. On y distingue trois zones : Luzon, Visayas et Mindanao. La zone de Luzon est considérée comme une zone historique affectée par les typhons.

Ce papier repose sur deux séjours ethnographiques menés dans le Nord de l'île de Luzon, plus précisément, dans le district de Batad (municipalité de Banaue) qui se trouve dans la province Ifugao, elle-même localisée dans la Région administrative Cordillera. Sur le plan méthodologique, les données ont été récoltées au cours d'observations participantes et d'entretien approfondis.

Les Philippines est l'un des deux seuls pays à dominante catholique en Asie et l'un des plus occidentalisés. L'Espagne et les États-Unis qui ont tous deux colonisé le pays, ont chacun eu une grosse influence sur la culture philippine qui est un mélange unique d'Orient et d'Occident. Ce détour historique n'éclaire cependant que très peu la région d'étude. Elle fit preuve de résistance aux colonisations au cours des âges, entre autres grâce à sa géologie hostile : terrains accidentés, vallées et forêts denses. La Province Ifugao ne s'est ouverte sur l'extérieur qu'à partir des années 1940, l'occupation espagnole du 16ème au 18ème siècle ayant eu comme conséquence de refermer les populations sur elles-mêmes et d'aviver les sentiments identitaires. La présence américaine, au cours du 20ème siècle, initia un long processus d'assimilation à la culture dominante : création d'écoles, christianisation, développement des infrastructures et des institutions nationales. Depuis la Province est investie par un grand nombre de visiteurs (missionnaires, chercheurs, touristes). 

Le terme Ifugao, nom de la province qui est aujourd'hui associée aux populations qui y vivent, désigne un groupe d'agriculteurs de riz humide aux origines malaises qui occupe les montagnes au Nord de Luzon. Cette population est parmi les populations d'Asie du sud-est ayant le plus été étudiées (Conklin, 1968), entre autres pour leur système rizicole en terrasse extrêmement complexe.

Ces terrasses Ifugao bâties il y a plus de 2000 ans les ont rendu internationalement célèbres, les paysages sont présentés comme rien que moins que la « huitième merveille du monde ». Cette prouesse technologique témoigne d'activités culturelles en harmonie avec le rythme du climat et la gestion hydrique, et qui ont permis à des paysans de faire pousser du riz à plus de 1000 mètres d'altitude.

Le site de rizières de Batad a été classé comme patrimoine mondial par l'UNESCO depuis 1995 et figure également comme un des Globally Important Agricultural Heritage (GIAHS). Toutefois, six années après avoir classé le site comme patrimoine de l'humanité, l'UNESCO, fit part de sa préoccupation pour ces terrasses de riz en les inscrivant sur la Liste des patrimoines mondiaux en danger (List of World Heritage in Danger).

Les rizières montrent des signes de détérioration. Un tremblement de terre sévère en 1990 a endommagé certains systèmes d'irrigation des terrasses, tandis que le phénomène climatique El Niño a déclenché des sécheresses qui ont permis à d'énormes verres-de-terre d'éroder les sols des terrasses. La conjonction de sécheresse et de forte pluie, a provoqué des glissements de terrain dans l'amphithéâtre principal de Batad en 2011.

L'objet de cette présentation sera d'analyser combien la culture locale du riz a été contrainte de s'adapter à l'environnement naturel changeant (dont le climat) et à un environnement socio-économique et culturel changeant. Ces réflexions permettront d'émettre des scénarios prospectifs au sujet de la paysannerie rizicole locale.

Plutôt que le suivi de « l'eau dans sa course quotidienne » (Aubriot, 2004), mon intérêt de recherche a plutôt été celui des semences utilisées localement au présent et par le passé. Comprendre l'évolution dans le recours aux variétés de riz permet de questionner la durabilité des systèmes d'irrigation de montagne.

Pour les Ifugao, avec la domestication et la sélection des graines qui existe depuis des millénaires, le riz est un pont spirituel avec les ancêtres qui ont construit ce savoir considérable par essai/erreur au cours des siècles. Le riz fait donc partie de la culture de la région et de leur identité, tout comme les magnifiques terrasses de riz que les ancêtres ont creusés sur les versants des montagnes.

Produit de manière totalement écologique, le riz tinawon est un riz aromatique hérité dont il existe une grande variété génétique. Si dans les années 1970, plus de 70 variétés ont été répertoriés, A. Druguet (2009) n'a pu observer qu'une trentaine de variétés au cours de ses enquêtes. Ceci atteste d'une érosion de la diversité.

Dans le courant des années 1960, la bien-nommée Révolution verte, apporta des variétés de riz de meilleur rendement dans la région Ifugao. Avec l'augmentation démographique, le Gouvernement Ifugao se fit incitant dans la modification des pratiques rizicoles (le tinawon, variété de riz qui convient à cette zone de climat froid étant considéré comme un riz de faibles rendements). Le contexte géographique de ces rizières en terrasses empêche toute possibilité de verser dans une agriculture manufacturée. La mécanisation se faisant impossible, la « modernisation agricole » s'est faite par le choix de nouvelles semences. L'amélioration des variétés représente (avec la mécanisation et l'utilisation croissante d'intrants) l'un des piliers sur lesquels s'est fondée l'augmentation de la productivité agricole. Les habitants de Batad relatent cette adaptation à ces nouvelles variétés de riz comme un processus de propagation sur le long terme et sans coercition. C'est en observant les cultures et les récoltes de paysans d'autres localités puis de voisins, que cette modification a été lentement opérée, après expérimentation.

L'option pour ces nouvelles variétés de riz de croissance plus rapide a entraîné la possibilité de réaliser deux récoltes par an. Mais cette possibilité de réaliser deux récoltes n'a pas été mise en pratique longtemps et fut arrêtée dans les années 1970-1980. L'augmentation du nombre de récolte de riz par an soulève des questions appartenant à des registres différents qui seront analysés au cours de cette présentation :

ð Un registre d'ordre climatique (A) et biologique (B)

ð Un registre de ressource humaine : celui de la main-d'œuvre disponible pour assurer ces deux récoltes annuelles (C)

ð Un registre socio-culturel : celui de l'accompagnement des activités agricoles par les rites et cérémonies des mumbaki (chamanes) (D)

Après avoir distribué des variétés de riz de haut rendement, le Gouvernement local Ifugao cherche actuellement à diffuser les semences de tinawon dans la Province. Des efforts diversifiés pour assurer l'existence de ces terrasses et revitaliser l'agriculture traditionnelle ont été mis en place par différents mécanismes de gouvernance. Or, comme le font remarquer Sekimoto et Louis (2012) malgré ses valeurs aromatiques et nutritives reconnues par les Ifugao, le riz tinawon non seulement a une croissance plus lente que les autres variétés mais aussi, est composé de moins de panicules. Les riziculteurs estiment ainsi difficile de ré-adopter le tinawon après avoir adopté de nouvelles variétés de riz. Or la conservation de cet héritage tribal est plus qu'un exercice nostalgique.

Outre l'abandon des variétés patrimoniales, c'est plus largement la culture du riz dans cet environnement montagneux qui est menacée. L'abandon partiel de terrasses s'explique par des problèmes d'accès à l'eau pour irriguer les rizières, par d'importants flux migratoires pour les villes mais aussi par la négligence dans l'entretien des diguettes. L'abandon total des rizières est un scénario qui mettrait en péril ce patrimoine millénaire inestimable et stopperait par là-même l'afflux touristique qui, malgré leur retombées souvent belliqueuses au sein de la population de Batad, génère une manne d'argent considérable.

Les changements climatiques seront certes nuisibles pour cet équilibre agroécologique (Ngidlo, 2013), mais les changements culturels (comme par exemple la désertion des travaux rizicoles) et techniques sont plus rapides, et seront peut-être plus ravageurs.

La durabilité des systèmes d'agriculture paysanne se pose avec la question de la diversification des activités dans les exploitations agricoles concernées comme la question délicate du tourisme : il permet de maintenir cette agriculture paysanne mais aussi la fragilise (en exposant de manière ostentatoire les revenus que le tourisme génère en comparaison avec les revenus agricoles). La fragilité de cet écosystème soumis à la démographie croissante, aux changements climatiques, aux transformations culturelles et religieuses et à la fuite de main-d'œuvre suite à l'immigration rurale invite à être attentif aux « formes hybrides de production agricole », pour reprendre un terme de Déléage (2012) : « L'opposition récurrente entre le paysan et l'agriculteur, entre le local et le global bref entre la tradition et la modernité, qu'elle soit diachronique ou synchronique, montre ainsi ses limites pour comprendre de manière approfondie la logique d'une certaine agriculture paysanne contemporaine qui entend dépasser les apories de la modernité industrielle tout en renouant avec la tradition mais sans pour autant « verser » dans un traditionalisme régressif. » (Deléage, 2012 : 119-121).

La Province Ifugao est aujourd'hui en pleine mutation mais ses habitants montrent une forte aptitude à composer entre tradition et modernité (Druguet, 2009). Cette étude de cas soulève la nécessité de préserver les savoir-faire autochtones tout en restant ouverts sur l'extérieur. Cette agriculture paysanne rizicole souligne la nécessaire adéquation entre plusieurs facteurs :

- Un accès aux ressources naturelles dans le respect de l'équilibre de l'écosystème (en rompant avec la logique prédatrice) ;

- Un climat stable (mais menace de typhons et de sécheresses)

- Une disponibilité de la main-d'œuvre et une transmission des savoir-faire;

- Les aspirations de modes de vie des jeunes générations. 


Personnes connectées : 1 Flux RSS