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Prospérité sans croissance : la vie démocratique au défi du poétique
Clara Breteau  1@  
1 : Université de Leeds  (UL)  -  Site web
University of Leeds, Leeds LS2 9JT, UK -  Royaume-Uni

Dans son livre Prospérité sans croissance, Tim Jackson montre l'impossibilité de décorréler croissance économique, consommation de ressources et impact environnemental (Jackson, 2009). La transition vers des modèles de développement durable suppose notamment de tracer les contours d'une prospérité détachée du consumérisme et pensée avant tout comme potentiel de « participation » à la société (Townsend, 1979). Jackson souligne cependant le rôle symbolique particulièrement fort que jouent les biens de consommation dans le modèle de vie occidental ainsi que le poids de leur « langage ». Par le jeu de la « cathexis » (Belk, 1988), les biens matériels se trouvent investis d'une énergie mentale et émotionnelle qui les tisse et les intègre étroitement à l'univers et à la personne de leurs possesseurs (Douglas, 1976). Ainsi, ce qui est présenté par l'économie néo-classique comme un matérialisme froid et utilitariste peut être renversé et considéré au contraire comme mis en tension et à l'épreuve permanente de la quête existentielle d'une « foule sentimentale » (Souchon, 1993).

Cependant, dans une société occidentale dominée par l'individualisme, la mobilité tous azimuts et l'obsolescence programmée, la prise en charge par la cathexis matérielle de la fonction de participation sociale est constamment mise en échec et recommencée ; la toile existentielle comme celle de Pénélope est sans arrêt détricotée, ce qui résulte en un état permanent de saturation et de vacuité conjugués.

 A l'appui du double constat de l'impossibilité d'une croissance infinie et de l'échec de la société de consommation actuelle à satisfaire le besoin de « participation » matérielle et existentielle de ses membres, Tim Jackson affirme la nécessité vitale d'identifier d'autres voies moins consuméristes de tissage de cette toile de participation.

 

Cette contribution se propose dès lors d'examiner comment des modèles de prospérité sans croissance se retrouvent face à un défi de nature fondamentalement poétique, imposant de dépasser les cadres de référence institutionnels et constructivistes pour déplacer le regard vers les stratégies, tactiques et trajectoires existentielles non-disciplinées de la « créativité ordinaire » (De Certeau, 1980). Une société d'abondance et de prospérité frugale est ainsi amenée, selon Marie-Dominique Perrot citée par Serge Latouche, à « passer de la magie de la croissance à une poétique de la décroissance », à entrer « dans une ère de poétique, une poétique qui ne soit ni sentimentale, ni esthétique, ni moralisante, juste imaginative et créative» (Latouche, 2011).

Dans un premier temps, nous confronterons le diagnostic de Tim Jackson sur la société de consommation avec celui que nous offre Michel de Certeau dans l'invention du quotidien (De Certeau, 1980). Selon ce dernier, mille tactiques quotidiennes de créativité ordinaire sont déjà à l'œuvre dans la population hors de portée des radars des institutions et témoignent d'une activité non-disciplinée de participation et de « fabrication » existentielle portant les germes d'une prospérité active détachée du consumérisme.

Creusant dans cette direction, nous entreprendrons de caractériser les formes préexistantes d'une prospérité non matérialiste à travers les affirmations multiples et dispersées de la dimension poétique de l'existence, et notamment celle portée par le Manifeste des Biens de Haute Nécessité publié en Martinique en 2009 (Chamoiseau et al, 2009) :

« Derrière le prosaïque du « pouvoir d'achat » ou du « panier de la ménagère » se profile l'essentiel qui nous manque et donne du sens à l'existence, à savoir : le poétique. Toute vie humaine un peu équilibrée s'articule entre, d'un côté, les nécessités immédiates du boire-survivre-manger –(en clair, le prosaïque) ; et, de l'autre, l'aspiration à un épanouissement de soi, là où la nourriture est de dignité, d'honneur, de musique, de chants, de sports, de danses, de lectures, de philosophie, de spiritualité, d'amour, de temps libre affecté à l'accomplissement du grand désir intime (en clair : le poétique) »

Des initiatives positives attestent d'ores et déjà de la fertilité de l'affirmation et de la stimulation de cette dimension poétique existentielle en termes de dynamique transitionnelle. Nous entreprendrons de lui donner substance et visages à travers l'évocation de nos travaux de terrain sur trois expériences de « repoétisation » du langage et de la pratique démocratiques menées à l'échelle de territoires entiers : le travail de Patrick Chamoiseau pour la « mission 2020 » dans la ville de St Pierre en Martinique, les « caravanes du rêve » de Christian Hanser dans le Clunisois et le « Trésor poétique Municipal » constitué par les habitants de la ville d'Aubervilliers en banlieue parisienne avec le groupe Les Souffleurs.

 

« Les institutions cessent de vivre lorsqu'elles se montrent incapables de porter une poésie des rapports humains, c'est-à-dire l'appel de chaque liberté à toutes les autres » affirmait Merleau-Ponty (Merleau-Ponty, 1969). Cette contribution aura pour objectif de montrer comment la réinvention du langage institutionnel actuel, désenchanté et « technocratique », ainsi que la « réanimation » d'une poétique du politique sont au cœur des enjeux de la transition démocratique de nos sociétés vers de nouvelles formes de participation et de prospérité.

 

 

Bibliographie indicative

Belk, Russell (1988) ‘Possessions and the extended self '. Journal of Consumer Research 15, 139–168

De Certeau, Michel (1980). L'invention du Quotidien. Paris : Gallimard

Chamoiseau, Patrick et al (2009). Manifeste des Biens de Haute Nécessité. Paris : éditions Galaade

Douglas, Mary (1976) (reprinted 2006). ‘Relative poverty, relative communication'. In Halsey, A. (ed), Traditions of Social Policy, Oxford: Basil Blackwell

Jackson,Tim (2009). Prosperity without Growth. London : Earthscan

Latouche, Serge (2011). Vers une société d'abondance frugale. Paris : Fayard/Mille et une nuits

Merleau-Ponty, Maurice (1969). La Prose du Monde. Paris : éditions Gallimard

Souchon, Alain (1993) ‘Foule sentimentale' in C'est déjà ça. Paris : Virgin France

Townsend, Peter (1979). Poverty in the United Kingdom - a survey of household resources and standards of living. London: Penguin.

 

 



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