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Accompagner la transition par la recherche : une question de méthode !
Alain Peeters  1@  , Elisabeth Simon  2@  
1 : Centre de Recherches RHEA  (RHEA)  -  Site web
Rue Warichet 4 Bte 202 1435 Corbais -  Belgique
2 : Domaine de Graux  (DdG)  -  Site web
Rue Crotière 36 7530 Gaurain-Ramecroix -  Belgique

Accompagner la transition par la recherche : une question de méthode !

Alain Peeters1 et Elisabeth Simon2

(1) Docteur en Agronomie, Centre de Recherches RHEA, Corbais, Belgique

(2) Economiste, Domaine de Graux, Tournai, Belgique

Correspondance : alain.peeters@rhea-environment.org

 

1. Introduction

La société mondialisée fait face à diverses crises écologiques, sociales, économiques, énergétiques et financières. Dans les prochaines décennies, l'épuisement progressif des réserves de pétrole, l'augmentation du coût de l'extraction des énergies fossiles, l'émergence de nouvelles puissances économiques et le développement industriel de ces pays va engendrer d'importantes augmentations du prix de l'énergie. D'autres ressources importantes comme le phosphore utilisé comme engrais en agriculture, les bonnes terres agricoles, l'eau douce, les stocks de poissons dans les océans et les métaux rares, évoluent à la baisse ou sont proches de l'épuisement. Les habitats naturels et semi-naturels sont détruits à une allure accélérée, les espèces sauvages disparaissent à un rythme inégalé tandis que les pollutions ne sont absolument pas maîtrisées à l'échelle mondiale. Le climat mondial se transforme. La croissance démographique est toujours soutenue. Les inégalités sociales augmentent au sein des pays développés et en voie de développement. La croissance économique, considérée comme indispensable dans les économies modernes, stagne à un niveau bas en Europe et au Japon. Celle des pays émergents ralentit. Cette situation engendre le chômage dans une société qui s'est organisée autour de la croissance du PIB. Des devises importantes comme l'euro et, dans une moindre mesure le dollar américain, font face à la méfiance des investisseurs qui achètent de l'or et des terres agricoles. La spéculation sur les terres engendre des spoliations particulièrement pour les populations les plus pauvres de la planète. Ce phénomène ajoute à la gravité de l'insécurité alimentaire dans certaines régions du globe. Toutes ces crises, loin d'être résolues, sont toujours plus profondes.

Une forte inflexion du modèle de développement économique dominant est donc nécessaire. Elle est aussi inévitable parce que le changement des conditions économiques va rendre le changement indispensable. C'est le cas par exemple de l'augmentation du prix de l'énergie qui va entraîner celle des prix de l'engrais azoté, des pesticides, des aliments, des carburants, des combustibles et des transports par exemple. Paradoxalement, face à ces enjeux, la société est en panne de projets d'avenir, particulièrement en Occident. Déçue par les idéologies issues du 19ème siècle, culpabilisée par les problèmes environnementaux, enfermée, même sans le savoir, dans un système économique et politique qui fonctionne selon les théories des adeptes de Milton Friedman, elle semble tétanisée, en attente de quelque chose, incapable d'évoluer. Ce constat doit cependant être tempéré par l'émergence d'un mouvement citoyen qui commence à proposer des alternatives, à reconstruire une société nouvelle, morceau par morceau, de manière pragmatique, spontanée et souvent intuitive. Ce mouvement est porteur d'espoir.

La science et la technique sont souvent citées somme des solutions pour résoudre ces crises. Il suffirait d'innover, d'augmenter l'efficience et la productivité pour diminuer les impacts environnementaux, relancer la croissance, créer de la richesse et des emplois. La réalité est fort différente à cause de la nature même de la recherche moderne et de l'existence de blocages. C'est l'objet de cet article. Dedeurwaerdere (2013) a analysé la nature de ces blocages :

- une dominance de l'approche analytique et descriptive dans les sciences ;

- une très faible collaboration entre les scientifiques, les parties prenantes et les citoyens ;

- des obstacles pratiques et institutionnels qui entravent le développement d'approches orientées par les objectifs à atteindre, itératives et intégratives, qui sont indispensables pour s'attaquer aux questions posées par le développement durable ;

- l'attitude des chercheurs qui se considèrent comme devant être « éthiquement neutres » et qui restent isolés dans leur tour d'ivoire ;

- le mode d'organisation et d'évaluation actuel du système de la recherche scientifique qui décourage les chercheurs à adopter des approches inter- et trans-disciplinaires.

Dans cet article, nous voulons insister sur les deux premiers points qui nous semblent essentiels :

- l'absence d'équilibre entre l'approche « réductionniste » ou « analytique » d'une part et l'approche « systémique » ou « holistique » d'autre part ;

- la vision top-down de l'innovation technologique et de son transfert vers les parties prenantes et l'isolement des chercheurs qui s'en suit.

 

2. Historique et définitions

 

2.1. Réductionnisme et holisme

L'approche réductionniste consiste à « disséquer » la complexité de la nature en « morceaux », en particules les plus simples possibles de manière à ce qu'ils soient compréhensibles et analysables par l'esprit humain. Elle a été formalisée par Descartes en 1637 dans son « Discours de la méthode ». Elle s'intéresse essentiellement à des relations causales linéaires. L'adoption de cette méthode a permis des progrès rapides et considérables dans les sciences et les techniques, particulièrement à partir du 19ème siècle. Elle a connu ces succès précisément parce qu'elle s'est intéressée d'abord à des problèmes simples. Forte de ces extraordinaires avancées des connaissances, elle est apparue comme la méthode scientifique de référence, au moins dans les sciences dites « exactes ». Bien qu'elle ait prouvé son efficacité à faire progresser les connaissances, la méthode analytique a des limites, notamment (Lapointe, 1993) : une efficacité réduite face à la résolution de problèmes qualifiés de complexes ; une définition étroite et fragmentaire des problèmes et des enjeux de société ; et une tendance à n'envisager qu'une seule chose à la fois et à en déduire, parfois abusivement, des propriétés de l'ensemble considéré. Il est apparu dès le début du 20ème siècle qu'il convenait aussi de composer avec la complexité, d'envisager la nature comme un système complexe et non comme une somme de réalités bien circonscrites et isolées de l'ensemble. Cette approche consiste à envisager des ensembles plus grands, des problèmes plus complexes, représentatifs du monde réel, sans les isoler de leur environnement. Ludwig von Bertalanffy par exemple a initié ces recherches dès 1928. En 1968, il a exprimé clairement cette préoccupation : « la tendance à analyser les systèmes comme un tout plutôt que comme des agrégations de parties est compatible avec la tendance de la science contemporaine à ne plus isoler les phénomènes dans des contextes étroitement confinés, à ne plus décortiquer les interactions avant de les examiner, à regarder des 'tranches de nature' de plus en plus larges » (von Bertalanffy 1968). Ackoff & Emery (1972) l'expriment autrement en écrivant qu'« aujourd'hui ... les objets à expliquer sont considérés comme parties de plus grands touts, plutôt que comme des touts qu'il faut décomposer en parties ». C'est la base de l'approche holistique ou systémique. Il n'y a cependant pas d'antagonisme entre les approches réductionnistes et systémiques, elles sont complémentaires et adaptées à la résolution de problèmes de nature différente.

 

2.2. Approche système et recherche sur les systèmes agraires

L'approche systémique est devenue importante dans certains domaines de recherche, notamment en écologie mais on peut cependant estimer que dans l'effort de recherche et le financement attribué à la recherche, la part de la recherche systémique ne représente que quelques pourcents du total en Europe. La recherche réductionniste se taille la part du lion !

La recherche sur les systèmes agraires a été initiée dans les années 1970 par des chercheurs travaillant dans des pays en voie de développement (IFSA, 2010), notamment dans les centres du CGIAR. Ces chercheurs sont partis du constat que les petits agriculteurs n'adoptaient pas les recommandations techniques issues des résultats de la recherche disciplinaire sur les filières de production. Ces recommandations étaient conçues pour des fermes commerciales, elles étaient généralement incapables de répondre aux priorités et aux besoins des petits exploitants. Le but de la recherche sur les systèmes agraires (IFSA, 2010) est de comprendre la complexité du monde réel dans lequel les agriculteurs et leurs familles évoluent et prennent des décisions. Ce type de recherche vise à appréhender la complexité et la diversité des valeurs, des objectifs et du savoir-faire des agriculteurs. Les recherches sur les systèmes agraires se caractérisent par un certain nombre d'éléments dont (IFSA, 2010) :

  • l'interdisciplinarité. Les recherches sur les systèmes agraires combinent les sciences « exactes » et les sciences « humaines » ;
  • une approche dynamique : les recherches se focalisent souvent sur la capacité des agriculteurs à faire face à l'incertitude et à la complexité suite aux changements continus dans les politiques publiques, les attentes de la société, les prix du marché ou les opportunités locales.

La participation des agriculteurs est considérée comme essentielle dans de nombreuses recherches sur les systèmes agraires (IFSA, 2010). Ces recherches sont qualifiées de « participatives ».

 

3. Applications des concepts et discussion

Si la recherche réductionniste est très efficace pour résoudre des problèmes relativement simples, elle n'est pas du tout adaptée à résoudre des problèmes complexes. Or le monde actuel est de plus en plus globalisé et complexe. Le contexte économique et social, voire écologique, évolue très rapidement. Seule l'approche systémique peut s'adapter à ce type de contexte. Même dans les recherches les plus fondamentales, l'approche systémique devient de plus en plus indispensable. En effet, au fur et à mesure que les connaissances progressent, la recherche passe de l'étude « des objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés » (Descartes 1637). La recherche évolue donc vers des sujets de plus de plus en plus complexes que seule l'approche systémique peut aborder.

Le chercheur réductionniste approfondit ses connaissances disciplinaires comme un terrassier creuse un puits. Au 19ème siècle, un chercheur pouvait encore appréhender assez facilement les disciplines de ses collègues ; il avait une vue sur l'horizon de la recherche dans les autres disciplines. Au 21ème siècle, un chercheur est très souvent isolé dans son puits de connaissances. S'il y a certes des initiatives louables et encouragées par des bailleurs de fonds de creuser des passages entre les sciences, ces initiatives relèvent, malgré tout, plus souvent de la multidisciplinarité que de l'interdisciplinarité et encore moins de la transdisciplinarité.

Le transfert de connaissances est lui aussi le plus souvent disciplinaire et est classiquement envisagé dans une démarche « top–down ». Les résultats de la recherche agronomique sont transférés à la vulgarisation agricole qui se charge de la traduire en des termes compréhensibles par les producteurs. Des informations peuvent toutefois remonter de la production et de la vulgarisation à la recherche et permettent d'orienter une partie des recherches nouvelles. Le transfert de technologie se base sur l'hypothèse que, lorsque des innovations sont diffusées, elles sont proposées à un environnement social et dans un contexte écologique assez homogènes où les gens font face aux mêmes genres de défis, ont des valeurs, des objectifs et des intérêts communs, et que les innovations peuvent donc se répandre facilement parmi les utilisateurs. Or, les bénéficiaires potentiels des innovations ont souvent des valeurs, des objectifs et des intérêts différents. Ils ont des pouvoirs variés dans la société et des accès variables aux ressources. Ces raisons expliquent pourquoi la diffusion d'une innovation particulière est souvent lente et faible, voire nulle.

Plutôt que de mettre au point des innovations pour résoudre des problèmes qu'ils perçoivent avec leurs connaissances scientifiques et techniques disciplinaires qui leur fournissent souvent une vision fragmentaire de la réalité, les chercheurs peuvent changer le paradigme de leurs recherches pour travailler non plus « pour » ou « au nom » des agriculteurs mais « avec » eux. Ce changement de paradigme est à la base de l'approche participative en recherche. Du point de vue des chercheurs, les agriculteurs peuvent en effet être considérés comme de réels partenaires de la recherche. Ils possèdent des connaissances propres qui peuvent utilement compléter les connaissances des chercheurs. De plus, les agriculteurs ont des valeurs et des objectifs qui ne sont pas nécessairement les mêmes que ceux des chercheurs. En interagissant dès le début de la recherche sur ces objectifs et aussi sur les contraintes des agriculteurs dont les scientifiques n'ont pas toujours conscience, les chercheurs évitent de s'engager dans des voies sans issues qui mènent à développer des solutions qui sont finalement rejetées par les agriculteurs. Ce partenariat de recherche avec les agriculteurs bénéficiaires est caractérisé par une stratégie de recherche orientée vers le résultat, une mise en œuvre réelle de l'interdisciplinarité, et une utilisation de la recherche participative où les agriculteurs peuvent être associés à la production de savoirs et les chercheurs peuvent apprendre beaucoup des savoirs locaux. De plus, le sujet et les produits de recherche dérivent d'une méthode de travail plutôt que d'une orientation de la recherche définie a priori. Ce type de méthode a été décrit en Europe par exemple par Lambert et al. (2002), Peeters & Van Bol (2000), Sterk et al. (2007) et Vereijken (1997). Elle a pour but de faire évoluer les systèmes agricoles par des méthodes de gestion multifonctionnelle vers des objectifs définis à l'avance. Ceux-ci sont traduits en un système d'indicateurs qui servent à vérifier si les systèmes évoluent bien vers les objectifs.

En réalité, les agriculteurs innovent en permanence et ils développent leurs innovations très souvent sans l'appui des scientifiques, du moins dans une première phase du développement technologique. Il est en effet compréhensible que ce soient les personnes qui sont constamment en contact avec les réalités de terrain et confrontées aux difficultés techniques qui soient celles qui trouvent des solutions plutôt que des chercheurs travaillant en laboratoire et dont l'objectif principal est de publier des articles dans des revues internationales à haut facteur d'impact. Il n'est donc pas exagéré de considérer que les agriculteurs sont des chercheurs. Il est cependant intéressant pour eux de travailler avec d'autres chercheurs, les scientifiques, qui possèdent des connaissances complémentaires qui peuvent permettre par exemple de généraliser des solutions développées localement par des agriculteurs ou d'améliorer les innovations développées initialement en ferme. Le croisement des idées des agriculteurs et des scientifiques qui adoptent l'approche systémique est d'autant plus fertile qu'elle est complétée par les apports des chercheurs réductionnistes qui peuvent apporter certaines connaissances et réaliser des expériences ponctuelles pour solutionner des problèmes dans le contexte de l'approche holistique et participative. L'aller–retour entre l'approche systémique et l'approche réductionniste devrait être largement pratiqué par les équipes de recherche. On voit bien que, dans ce processus, c'est l'approche systémique qui pilote le processus d'innovation et que la recherche réductionniste vient en appui et non l'inverse. Le chercheur systémique peut servir d'intermédiaire dans ce partenariat entre les agriculteurs et les chercheurs réductionnistes. Chaque partenaire ressort gagnant de cette collaboration. Il faudrait cependant développer un système d'évaluation spécifique des chercheurs qui s'engagent dans cette approche systémique et participative sans quoi ils seraient fortement défavorisés par rapport à leurs collègues réductionnistes. Le binôme agriculteur – chercheur est utilement complété par la participation d'autres parties prenantes. Les conseillers agricoles peuvent pérenniser la diffusion des connaissances après la fin d'un programme de recherche. D'autres acteurs peuvent jouer un rôle important comme des décideurs, des représentants d'ONG environnementales, des entrepreneurs du secteur agro-alimentaire et des commerçants. Ces autres acteurs doivent idéalement être associés très tôt dans le processus de développement d'innovations pour que celles-ci soient portées par un mouvement social et commercial important.

L'article complet illustrera plus amplement l'intérêt du processus systémique et participatif par des exemples concrets et comprendra des figures illustratives.

 

Références bibliographiques

Ackoff R.L. and Emery F.E. (1972) On Purposeful Systems. Tavistock Publications, Londres: 288 pp.

Dedeurwaerdere T. (2013) Les sciences du développement durable pour régir la transition vers la durabilité forte. Rapport scientifique sur l'organisation de la science : 129 p.

IFSA (International Farming System Association) (2010) http://ifsa.boku.ac.at/cms/index.php?id=2

Lambert R., Van Bol V., Maljean J.F. et Peeters A. (2002) ‘Prop'eau-sable'. Recherche-action en vue de la préparation et de la mise en œuvre du plan d'action de la zone des sables bruxelliens en application de la directive européenne CEE/91/676. Laboratory of Grassland Ecology (UCL): 107 pp.

Lapointe J. (1993) L'approche systémique et la technologie de l'éducation. Educatechnologiques 1, 1.

Peeters A. and Van Bol V. (2000) ECOFARM: a research/development method for the implementation of a sustainable agriculture. FAO, REU Technical series 57: 41-56.

Sterk B., van Ittersum M.K., Leeuwis C. and Wijnands F.G. (2007) Prototyping and farm system modelling—Partners on the road towards more sustainable farm systems? European Journal of Agronomy 26, 4: 401-409.

Vereijken P. (1997) A methodical way of prototyping integrated and ecological arable farming systems (I/EAFS) in interaction with pilot farms. Developments in Crop Science 25: 293-308.

von Bertalanffy L. (1968) General System theory: Foundations, Development, Applications, New York: George Braziller.



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