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Contributions > Par intervenant > Mélard François

« La diplomatie des praticiens » : pour une écologie des pratiques autour de la problématique de la coexistence des éoliennes et des Milans royaux.
François Mélard  1, *@  , Pierre Stassart  1@  
1 : Unité de Socio-Économie, Environnement et Développement (Campus d'Arlon - ULg)  (SEED)  -  Site web
Avenue de Longwy, 185 - B-6700 Arlon - Belgique -  Belgique
* : Auteur correspondant

Diagnostic

Si la production d'énergie est habituellement considérée dans sa dimension technique, la transition énergétique implique un nouveau contexte pour lequel sa décentralisation et sa réappropriation par les citoyens deviennent un enjeu à la fois social, politique et économique. Un de ces enjeux est de savoir comment ces citoyens peuvent contribuer à la mise en œuvre de nouvelles relations au monde et à la nature tout en gardant ouvert de nouveaux possibles. Il apparaît ainsi que se développe depuis la fin du XXe siècle une grande diversité d'associations de riverains ou d'usagers pour lesquels produire des connaissances sur leur environnement et participer à sa gestion constitue une nouvelle exigence citoyenne. Certains auteurs proposent également de parler de « sciences citoyennes » (Callon 2001, Charvolin 2007) c'est-à-dire de pratiques de collaboration active et originale entre des citoyens porteurs de compétences et de savoirs locaux et des experts ou scientifiques afin de produire des questions, des méthodes et des résultats de recherche et d'intervention revendiqués comme plus durables (Stengers 1999).

Nous argumenterons qu'à cet égard, l'art de la diplomatie peut être central pour l'émergence d'une gouvernance réflexive au sein de processus de transition qui se veulent durables.

L'expérience positive en appui à la manifestation de cette diplomatie

Nous témoignerons de, et illustrerons, cette posture en rendant compte d'une expérience menée par un groupe de citoyens en Belgique (la coopérative « Lucéole » - Habay) dans leur tentative de produire de l'électricité localement et d'une manière durable. Dans un contexte hautement controversé pour lequel le développement éolien est habituellement opposé à la conservation des Milans royaux (Milvus milvus), la question de la coexistence ne peut être prise pour évidente. Elle sera au cœur d'un colloque international ancré localement car rassemblant des membres de la coopérative et des ornithologues amateurs, locaux, mais également des ornithologues professionnels, et ayant pour objectif de faire le point sur deux sources d'incertitudes importantes : quel est l'état des connaissances sur la population des Milans en Europe et dans la région d'implantation du parc éolien et quelles sont les expériences de gestion de cette coexistence . Des communications qui seront faites et de leur délibération vont produire un certain nombre d'apprentissages : sur la fragilité et la complexité du Milan Royal – ses modèles migratoires, ses pratiques de nidifciation, son cycle de reproduction - , sur les interactions entre cette espèce et les activités humaines - agriculture – déchet – changement climatique - , sur leur influence sur le zonage et les activités du Milan, et enfin sur l'interaction entre le Milan Royal et le projet de parc éolien. La valeur ajoutée du processus fut d'initier un début de reconnaissance réciproque des enjeux liés aux conditions de la coexistence Milan/éolienne au niveau local. Ainsi, des instruments publics (quelques fois méconnus) telles les « mesures d'atténuations » ou « de compensation » ont fait l'objet d'une mise en discussion sur leur pertinence et sur leur éventuelle mise en application en tenant de la spécificité du Milan et du contexte local. Au-delà de ces apprentissages, cette rencontre a permis de jeter les bases d'une initiative commune : la mise en place d'un suivi (monitoring) de l'impact de l'activité du parc éolien sur la dynamique des populations de Milan sur le court, le moyen et le long terme.

Cette rencontre improbable a initié un processus de transformation où les points de vue et attitudes réciproques vont évoluer. Elle se cristallise dans la rédaction conjointe d'actes du colloque (Lucéole 2012) et se prolonge dans la reconnaissance par la fédération des coopératives citoyennes REScoop.

Simultanément, l'issue de cette démarche collaborative demeure fragile, face aux exigences d'expertise "indépendante" qu'imposent l'étude d'incidence et son axiomatique de dissociation entre action et évaluation de l'action. Cette expertise « indépendante » qui s'exerce souvent par le biais de bureaux d'études agrée, repose sur un modèle visant à rationaliser les relations entre les parties prenantes en établissant des études d'impacts scientifiques sur les conséquences des projets d'aménagement. L'objectif est de prendre en compte les risques en éliminant l'incertitude, l'ambivalence par le contrôle des interférences et de fournir des éléments objectifs afin de prendre une décision administrative et politique dans l'intérêt commun. Cependant, cette expertise s'exerce indépendamment de l'exercice d'une gouvernance locale : non pas uniquement celle exercée nécessairement par les communes, mais des rapports qu'entretiennent les divers milieux sociaux qui forment la trame sociale du territoire (les agriculteurs, les ornithologues amateurs, les riverains, les chasseurs, etc.). Et pour lesquels les enjeux de gestion du territoire sont complexes et souvent enracinés dans leurs histoires communes.

La description de cette expérience de délibération citoyenne et experte sera également l'occasion de présenter le dispositif organisationnel original mis au point par la coopérative et qui a permis la mise en œuvre de cette rencontre : le « groupe de compétence environnement » (Stassart 2008), que nous pouvons associer à ce que M. Callon appelle un dispositif d'accumulation primitive de connaissances en situation d'incertitude (Callon 1998). En appui au Conseil d'Administration de la coopérative Lucéole, 4 groupes de compétences et de proposition (GCP Souscription, Environnement-Santé, Inclusion sociale et Veille technologique et citoyenne) ont été constitués et composées de membres ayant des compétences diverses (ingénieur, sociologue, agronome, biologiste, géomètre, garde forestier, restauratrice d'œuvres d'art...) afin de favoriser une citoyenneté participative capable de valoriser une « intelligence collective » au sein de la coopérative en préservant la qualité de son insertion dans le territoire local.

Cadre théorique

Nous décrivons et expliquons ce processus de transformation comme la manifestation d'un art de la diplomatie (Stengers 2006). Si la diplomatie est habituellement associée à l'art des arrangements superficiels ou des compromis faibles, la philosophe Isabelle Stengers développe une définition bien plus exigeante de la diplomatie : à savoir la tâche périlleuse qui conduit à prendre en compte des causes qui, si elles n'étaient pas respectées, peuvent conduire à la guerre. La manifestation empirique de cette posture a été possible par l'attachement conjoint au lieu (Mélard 2010) et à l'accord partagé autour de deux principes : explorer le problème collégialement (au lieu de devoir trancher la question), et de requérir des participants de ne pas agir en tant que stakeholders, mais en tant que praticiens, c'est-à-dire en tant que personnes s'exprimant au nom de leurs propres expériences. La description et la mise en discussion scientifique de cette posture doivent permettre de contribuer à la promotion d'une véritable écologie des pratiques et des savoirs appelés de ses vœux par I. Stengers et la philosophie pragmatiste.

Outre la caractérisation de cet art de la diplomatie, il est également nécessaire de situer conceptuellement ses résultats pratiques. Ainsi, les actes du colloque issus de ces délibérations peuvent être compris comme la manifestation d'un « intérêt collectif pragmatique » (Mélard & Mormont 2013), au sens d'un intérêt qui collecte, qui somme plusieurs intérêts différents sans les réduire à un principe commun, qui serait réducteur afin d'être efficace.

 

Références bibliographiques :

Callon, M., P. Lascoumes, et al. (2001). Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique. Paris, Ed. du Seuil.

Callon, M. and V. Rabeharisoa (1998). "L'implication des malades dans les activités de recherche soutenues par l'Association française contre les myopathies." Sciences Sociales et Santé 16(3): 41-65.

Charvolin, F., A. Micoud, et al., Eds. (2007). Des sciences citoyennes ? La question de l'amateur dans les sciences naturalistes. Édition de l'Aube.

Lucéole (2012). Actes du séminaire citoyen Coexistence Milan royal & Parc éolien, pour une compréhension ouverte d'un problème complexe, 48. Tintigny, 14 janvier: Lucéole, www.luceole.be/coexistencemilan.pdf

Mélard, F. (2010). "Le lieu en tant que source d'évènements". Habiter les territoires à risques. V. November. Lausanne, Presses Polytechniques Universitaires Romandes.

Mélard, F., Mormont, M. (2013) “The Pragmatic Collective Interest as the Product of Civic Deliberation: The Case of Pesticide Management in Belgium”, Sustainability 5: 2233-2251. http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/149396

Stassart, P. (2008). Running an Interdisciplinary Competency Group, 14. Newcastle: University of Newcastle Center for Rural Economy.

Stengers, I. (2006). La vierge et le neutrino. Les scientifiques dans la tourmente. Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

Stengers, I. (1999). "Le développement durable : une nouvelle approche ?" Alliage (40). http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3945



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