Le rôle des pouvoirs publics dans la transition bas carbone : les enseignements d'une initiative fédérale belge
Auteurs[1] : Samuel Buys[2] et Vincent van Steenberghe[3]
1. Contexte et objectifs de la contribution
La question des changements climatiques occupe une place prépondérante au sein des problématiques de développement durable, au moins pour trois raisons : il s'agit d'un domaine pour le lequel les limites planétaires sont déjà dépassées (Rockström et al., 2009), toute réduction significative des émissions de gaz à effet de serre (GES) a un impact marqué sur un grand nombre de domaines et est en interaction forte avec de nombreux objectifs de société et, enfin, elle possède l'avantage de disposer d'indicateurs quantifiables (tels que les émissions et la concentration de GES).
Dans l'analyse de la transition bas carbone, les différents pouvoirs publics sont souvent considérés comme un acteur unique, celui-ci étant généralement représenté par les élus directs (le gouvernement). La réalité est évidemment plus complexe, des acteurs publics étant actifs à tous niveaux de pouvoir en matière de transition, depuis le niveau international jusqu'au niveau local[4]. Un regard plus affuté permet de tirer des enseignements sur la manière dont certains pouvoirs publics sont susceptibles de favoriser en pratique la transition bas carbone.
Cette contribution a pour objectif d'explorer le rôle des pouvoirs publics à un niveau supra-local dans la promotion de la transition bas carbone, au-delà de la mise en œuvre de politiques et mesures visant directement la réduction des émissions. Elle repose sur l'analyse d'une initiative actuellement menée par l'administration fédérale belge en charge de la lutte contre les changements climatiques et la situe par rapport à la théorie de la gestion de la transition.
2. L'initiative en cours au niveau fédéral belge
Force est de constater que la Belgique se situe actuellement dans une situation de lock-in caractérisée par un système énergétique largement basé sur les combustibles fossiles. Même si des différences apparaissent d'un secteur à l'autre, les projections à politique inchangée indiquent une stabilisation des émissions à long terme. Par ailleurs, la Belgique manque d'une plateforme de réflexion sur la transition bas carbone, ainsi que d'une vision de long terme concrète.
Sur la base de ces constats, l'administration fédérale belge en charge de la lutte contre les changements climatiques a initié un projet visant à favoriser la transition de la Belgique vers une société bas carbone dans un contexte de développement durable. L'objectif annoncé est double : d'une part, il s'agit de contribuer à l'élaboration d'une stratégie nationale telle que les Accords de Cancún conclus dans le cadre des Nations Unies le prévoient ; d'autre part, il s'agit de favoriser les échanges sur les enjeux de la transition bas carbone avec un maximum d'acteurs[5].
L'initiative est caractérisée par les cinq éléments suivants.
- Le projet est constitué d'un ensemble cohérent d'éléments dont chacun possède une finalité propre et qui s'articulent autour de l'élaboration de plusieurs scénarios bas carbone (voir plus bas). Ils comprennent entre autres : une analyse de cadrage et une réflexion sur les outils de modélisation à long terme disponibles en Belgique (avec l'implication de l'ensemble des équipes belges) ; le développement d'un outil interactif disponible en ligne permettant à chacun de construire son propre scénario pour une Belgique bas carbone et de l'analyser ; une version pédagogique de cet outil accompagnée d'un dossier éducatif interactif destiné à des écoliers ; des analyses portant sur des thématiques spécifiques (comme le financement ou les besoins en formation).[6]
- Le projet vise délibérément à s'écarter d'une approche de planification traditionnelle reposant uniquement sur la modélisation économique ou technico-économique, dont la dissémination et l'interprétation des résultats au-delà des économistes n'est pas nécessairement aisée (voir par exemple le débat sur le niveau adéquat de réduction mondiale des émissions de GES, cfr. Pindyck, 2013 par exemple). L'analyse économique a une place importante au sein du projet en ce qui concerne l'analyse d'impacts de mesures sur le système économique. La construction de différents scénarios bas carbone pour la Belgique à l'horizon 2050, qui participe quant à elle directement à la constitution d'une vision commune, repose par contre essentiellement sur des jugements d'experts (voir ci-dessous).
- L'élaboration des scénarios est réalisée en deux phases sous une forme participative. La première se concentre sur une co-construction de la méthodologie avec des groupes d'experts soigneusement sélectionnés au sein des parties prenantes. Au total, plus de 120 experts ont été rencontrés à l'occasion de plus de 20 workshops ou rencontres organisés avec un nombre limité de participants sur une période d'une demi année. Ensuite, un comité composé uniquement des principales parties prenantes, de représentants des administrations régionales belges et de professeurs d'université a été consulté dans le cadre de la construction des scénarios (voir Cornet et al., 2013).
- Les scénarios formulés sont introduits dans le processus politique formel à l'occasion d'une consultation formelle des parties prenantes à l'issue de l'exercice via les organes de concertation prévus à cet effet, de discussions de concertation entre Etat fédéral et Régions, ou encore de présentations à l'occasion d'événements organisés aux niveaux belge, européen et international.
- L'initiative vise la plus grande transparence possible. La communication autour du projet vise un public large.
3. Analyse de l'initiative au regard de la théorie de la gestion de la transition
Il s'avère intéressant de situer l'initiative par rapport à la théorie de la transition et de la gestion de la transition (cfr. Rotmans et al., 2001 ou Loorbach, 2010 par exemple).
D'une part, cette initiative est menée par une administration fédérale en réponse à une obligation formelle de développer une stratégie nationale. Elle s'inscrit donc d'emblée, au moins pour partie, dans un contexte de planification top-down et reste proche du processus politique formel.
D'autre part, l'initiative se distingue véritablement de la consultation classique des parties prenantes par les responsables politiques et va au-delà des modes de gouvernance récents de type participatif, interactif ou de réseau (Loorbach, 2010). L'horizon est ici le long terme (2050), le produit est large (outputs multiples visant différents types d'acteurs) et ne vise pas directement l'adoption à court terme de mesures, l'initiative s'inscrit dans la durée et, enfin, le projet est conduit par une administration publique et non par une coalition politique.
Au-delà d'un effet direct sur les décisions politiques, l'impact est davantage à rechercher au niveau du discours des acteurs ayant pris part à l'initiative. En l'absence de méthodologie d'évaluation robuste, il nous paraît difficile d'exclure totalement l'hypothèse selon laquelle une approche plus traditionnelle aurait eu les mêmes effets. Toutefois, au regard d'une série d'éléments, nous estimons que la transparence de l'initiative, la facilité qu'elle offre en termes de communication, le choix des acteurs impliqués et surtout l'approche de type consensuel reposant sur plusieurs scénarios alternatifs ont contribué au discours sur la transition bas carbone en Belgique et, via les acteurs touchés, pèse indirectement sur le pouvoir politique. Si l'initiative a de la sorte partiellement rencontré ses objectifs, on constate toutefois qu'elle échoue, au moins pour l'instant, à percoler dans les domaines autres que ceux dédiés aux discussions sur la politique climatique.
4. Principaux enseignements concernant le rôle des pouvoirs publics
Cette analyse, complétée par celles portant sur d'autres initiatives de bien plus grande ampleur dans d'autres pays ou régions[7] (voir entre autres Gorissen et al, 2012), nous conduit à formuler les quatre enseignements suivants.
(1) Le rôle de chaque type de pouvoir public dans un processus de gestion de la transition est spécifique : celui-ci dépend notamment du thème d'intérêt principal (ancrage principalement local vs problématique mondiale par exemple) et du contexte (politique entre autres). On peut considérer, par exemple, que chaque niveau de pouvoir possède une perspective multi-niveau (paysage, régime, niches) qui lui est propre. En particulier, le rôle d'un ‘pouvoir public' ne peut en pratique s'appréhender qu'à la condition de bien cerner le périmètre de son action et donc les différents acteurs en relation avec celui-ci. En ce qui concerne la transition bas carbone, il convient de distinguer au moins trois axes : (i) le niveau géographique, du pouvoir public le plus local (ville ou commune) au plus global (les Nations Unies ou d'autres organismes internationaux) ; (ii) les domaines d'activité, souvent liés aux portefeuilles politiques (environnement/climat, énergie, économie, transport, emploi, etc...) ; (iii) la distinction entre représentants politiques (élus) et l'administration publique. Nous soutenons ici que chacun de ces pouvoirs publics caractérisés par ces différents axes (chaque élément de cette matrice à trois dimensions) est un point de départ pour l'organisation, éventuellement en collaboration avec d'autres pouvoirs, de processus de gestion de la transition. Ceci constitue un appel à enrichir la théorie de la gestion de la transition par rapport à la réalité de la diversité des acteurs publics et de leurs rôles potentiels.
(2) Au niveau supra-local, les pouvoirs publics ont une opportunité stratégique, celle de développer de nouvelles méthodologies d'évaluation socio-économique permettant de rencontrer deux objectifs : premièrement, intégrer la possibilité de changements profonds du système et ouvrant la réflexion à des idées novatrices à ce niveau, en particulier en matière de changements de comportement des individus[8] ; deuxièmement, véhiculer une information concrète et lisible pour le plus grand nombre d'acteurs.
(3) Le degré de présence des acteurs politiques (élus) a un impact déterminant sur le processus. D'une part, une présence forte du pouvoir politique signifie qu'il n'est pas aisé de sortir des schémas traditionnels et que l'initiative est susceptible de s'éteindre lors d'un changement de pouvoir. D'autre part, une absence totale de lien avec le pouvoir politique est susceptible de réduire l'ampleur avec laquelle les résultats de l'initiative transforment le régime.
(4) La sélection des acteurs est essentielle et conditionne directement les résultats. A nouveau, celle-ci est spécifique à chaque type de pouvoir public et d'initiative. Bien qu'il s'avère difficile de s'appuyer sur une méthodologie commune, trois règles paraissent essentielles : s'assurer que les acteurs proches du régime participent au côté de courants alternatifs ; s'assurer la participation d'acteurs visionnaires ; assurer une zone confort aux participants afin qu'ils expriment davantage leur analyse personnelle sur la base de leur expérience plutôt que celle qui correspond aux intérêts de leur institution.
5. Références
Bauler, T., E. Mutombo et G. Wallenborn (2007), Méthodes participatives de prospective et de planification pour un développement durable: analyse d'approches et de réalisations, Etude réalisée pour le SPP Politique Scientifique Fédérale, Rapport Final, Avril.
Cornet, M., Duerinck, J., Laes, E., Lodewijks, P., Meynaerts, E., Pestiaux, J., Renders, N. and Vermeulen, P. (2013), Scenarios for a low carbon Belgium by 2050, Final Report, Study performed for the Federal Public Service Health, Food Chain Safety and Environment.
Gorissen, L, K. Jespers, E. Laes, K. Schoeters and F. Nevens (2012), Initiating the transition towards a low-carbon Belgium, Final Report, Study performed for the Federal Public Service Health, Food Chain Safety and Environment.
Loorbach, D. (2010), “Transition Management for Sustainable Development: A Prescriptive, Complexity-Based Governance Framework”, Governance: An International Journal of Policy, Administration, and Institutions, 23 (1): 161–183.
Pindyck, R.S. (2013), “Climate Change Policy: What Do the Models Tell Us?”, Journal of Economic Literature, 51(3): 860-872.
Rockström J et al (2009), “A safe operating space for humanity”, Nature, 461: 472-475
Rotmans, J., R. Kemp, and M. B. A. van Asselt (2001), “More evolution than revolution: transition management in public policy”, Foresight, 3(1): 15–32.
[1] Cette contribution s'appuie sur une série de travaux menés dans le cadre du projet sur « La transition de la Belgique vers une société bas carbone à l'horizon 2050 » (voir www.climat.be/2050) auxquels ont contribué (i) de nombreux chercheurs de disciplines variées, en particulier les consultants de Climact et du Vito, (ii) plusieurs collègues du SPF SPSCAE et (iii) de très nombreuses personnes consultées et rencontrées à l'occasion de ces travaux. Nous les remercions chaleureusement pour leurs inputs à des niveaux divers dans le cadre du projet. Les idées exprimées dans cette contribution n'engagent que leurs auteurs à titre personnel.
[2] SPF SPSCAE
[3] SPF SPSCAE et ICHEC (contact : vincent.vansteenberghe@environment.belgium.be)
[4] A côté de cette distinction verticale en termes de niveaux de pouvoir, la distinction entre administrations et acteurs politiques est également pertinente (cfr. Bauler et al., 2007).
[5] Tels que les parties prenantes classiques comme les fédérations patronales (coupoles et par industrie), syndicales, environnementales, nord-sud ; administrations fédérales, régionales, provinciales, communales ; communauté scientifique ; élèves ; citoyens.
[6] Certains de ces éléments sont en cours de développement.
[7] Dont la Région wallonne (voir par exemple www.wbc2050.be).
[8] La méthodologie participative et co-construite de l'expérience fédérale belge a par exemple conduit à l'élaboration de certains scénarios bas carbone caractérisés par des changements de comportement (en termes de mobilité, de température des habitations, de régime alimentaire, ...) nettement plus marqués que ceux issus de la modélisation technico-économique traditionnelle.
- Autre