Le paradoxe des ressources du sous-sol dans un contexte de développement durable
La très grande majorité des objets utilisés de nos jours proviennent (in)directement de matières premières du sous-sol, y compris dans le domaine du développement durable : des minerais de lithium (Li) pour les batteries, du néodyme (Nd) pour les aimants des éoliennes, du sélénium (Se) et de l'indium (In) pour les panneaux photovoltaïques, du terbium (Tb) pour les tubes cathodiques,... A ces éléments, il faut ajouter de nombreux minéraux industriels : sable pour fabriquer du verre, matières carbonées pour les résines et plastiques, par exemple. De plus, l'extraction et le traitement des ressources du sous-sol requièrent environ 10% de la consommation mondiale d'énergie[1] associée au charbon, lignite, pétrole, gaz et/ou uranium, autant de matières premières issues du sous-sol. En cette période de transition, l'extraction minière est fort sollicitée, y compris pour les énergies et produits renouvelables.
Toutes ces matières géologiques sont « finies » sur notre planète : leur vitesse de (re)constitution (genèse des gisements, en milliers voire en millions d'années) est évidemment bien supérieure à la vitesse de consommation. Or, la conscientisation publique du caractère fini, sur notre planète, des ressources géologiques est limitée. Certes, cette question a été abordée pour le pétrole mais demeure encore fragmentaire pour les métaux et les minéraux industriels. La demande est pourtant en hausse, surtout dans une perspective low-carbon society qui conduirait à une augmentation significative de l'extraction minière (Vidal et al., 2013). Déjà, au cours des dix dernières années, la production de minerai de fer a connu une croissance de 180 %, celle du cobalt de 165 %, celle du lithium de 125 % et celle du charbon de 44 %[2]. Le Programme des Nations Unies pour l'Environnement (PNUE) estime qu'un scénario business-as-usual conduirait à un triplement de l'extraction des ressources globales d'ici 2050. On exploitera donc davantage de ressources du sous-sol, par définition « finies »...
La vision des géologues
Plusieurs secteurs semblent tarder à prendre conscience de l'importance du caractère « fini » des ressources géologiques. Dans les milieux géologiques, cependant, la connaissance de ce problème est assez ancienne. Ainsi, dès 1980, lors d'un colloque international tenu à Paris, les géologues reprenaient déjà des citations de 1948. Aujourd'hui [lire 1948], la terre nous apparaît petite, elle n'est plus qu'un espace limité dont les ressources sont elles-mêmes limitées. En ce domaine, comme en bien d'autres, l'humanité se trouve donc à un véritable tournant de son histoire. Souhaitons donc que les hommes s'orientent le plus rapidement possible vers une utilisation plus rationnelle, plus pacifique et moins égoïste des matières premières dont la nature les a pourvus. Et Guillemin (1980) de poursuivre, dans le prologue de ce colloque : il y a plus de dix ans [lire 1970], je faisais partie de quelques-uns qui ont pensé que notre civilisation industrielle allait affronter une crise qui devait en changer les paramètres, basés sur une course absurde à la croissance, dans le gaspillage des ressources naturelles. [...] Je crois donc qu'à présent, les responsables politiques sont conscients de la gravité de cette crise, et parfois, hélas, des opportunités qu'elle peut offrir ; mais heureusement, ce colloque est là pour le prouver, nombre de géologues conscients de l'utilité humaine de leur métier, plaidaient déjà par leurs travaux, pour une gestion plus scientifique et plus juste des ressources du sous-sol. Ces quelques phrases pourraient constituer l'une des conclusions du présent colloque, en 2015 !
Comment expliquer qu'il ait fallu attendre plusieurs décennies avant de (re)considérer ce problème, pourtant manifeste ? Le présent résumé vise à fournir quelques réflexions, de façon à analyser ce (manque de) timing, en mettant l'accent sur une approche transdisciplinaire. Il sera nécessaire d'accélérer l'inévitable et souhaitable transition vers un fonctionnement davantage durable des ressources du sous-sol, par définition non renouvelables, et qui, à l'instar de l'eau, doivent être considérées comme des biens communs mondiaux.
Lenteur et difficultés d'une approche transdisciplinaire de la problématique
Comme déjà énoncé ci-dessus, les géologues ont, depuis plusieurs décennies, attiré l'attention sur le caractère strictement fini des ressources du sous-sol. Mais ces géologues ont restreint leurs conclusions, évidentes à leurs yeux, à leur cercle très fermé. Or, la gestion durable des ressources du sous-sol n'a de sens et de solution(s) que dans un contexte transdisciplinaire (Yans, 2013). Il aura fallu attendre l'ère de la transdisciplinarité pour que reviennent, au-devant de la scène, les craintes énoncées dans des colloques purement monodisciplinaires (géologiques). Gageons qu'une partie (car il ne s'agit pas de nier les autres formes de recherche, essentielles également) des recherches futures aillent dans le sens escompté de la transdisciplinarité, en s'appuyant sur des bailleurs de fonds conscients des enjeux sociétaux qui en découlent. Le présent colloque poursuit cet objectif...
Déclin et exportations des exploitations en Europe
En Europe, la « mine » est perçue dans l'opinion publique comme une technologie du Passé. Par exemple, le nombre de carrières souterraines en Wallonie a connu une diminution significative : plus de 400 en 1913 et une seule actuellement (Remacle, 2005). On pourrait croire que ces fermetures aideraient à percevoir le caractère fini des ressources du sous-sol. Il n'en est rien : ce n'est pas le manque de matières utiles encore exploitables qui explique les fermetures mais plutôt le manque de compétitivité économique et la tendance à créer des mines à l'étranger, dans une vision « locale » des pôles écologiques et sociaux du développement durable. Les pays européens ont exporté les extractions minières au cours du XXème siècle, vers les Pays du Sud, en particulier leurs colonies (Congo pour la Belgique). Certes, durant les dernières décennies, de nouveaux sites miniers ont été découverts et exploités, mais ils sont surtout basés dans des pays émergents (Chine notamment) ou dans des pays rompus à l'extraction minière (Canada, Australie, Afrique du Sud). En conséquence, de nombreuses matières géologiques utiles sont aujourd'hui extraites dans des pays éloignés de l'Europe. Les conséquences de l'exploitation, en termes techniques, sociaux et environnementaux, sont loin des préoccupations quotidiennes : il peut en résulter une certaine négligence du citoyen européen quant au caractère fini des ressources...
La notion de « réserve géologique » pour des minerais évolutifs...
La notion de « réserve géologique » contribue à favoriser le leurre de ressources permanentes du sous-sol. Cette notion est très fréquemment utilisée dans les médias et les milieux spécialisés : « il reste pour 12 années de réserves » ou encore « les réserves prouvées seront épuisées dans quelques décennies ». Or, la notion de minerai est, par essence, évolutive. Les minerais d'hier ne sont pas ceux d'aujourd'hui, ni ceux de demain. Dès lors, il est parfois délicat de prévoir une fin pour une ressource géologique, puisqu'un minerai a, par la pertinence de sa consommation (et non par sa production), une vie, une mort et parfois même une résurrection. On prospecte et exploite aujourd'hui des roches pour en extraire des substances qui étaient autrefois sans intérêt économique connu (ex. indium, rhodium, germanium). Le cas échéant, on ré-exploite des stériles (anciens terrils, anciennes haldes) pour y (re)trouver des substances considérées jadis comme inutiles. La durabilité d'un minerai est donc essentiellement économique, voire écologique, mais pas géologique. Un inventaire dynamique (et non statique) des ressources est donc requis, y compris en Wallonie, pour estimer la « fin » d'une substance du sous-sol (Yans, 2014).
La découverte permanente de nouveaux gisements ? Vers des gisements « locaux », y compris en Europe
Peut-on croire en la capacité de la science à trouver, indéfiniment, des solutions aux pénuries futures ? Cette question technologique se pose pour toutes les étapes associées aux ressources du sous-sol : en amont lors de l'exploration, lors de l'exploitation elle-même, et en aval lors de la fabrication des produits à partir des minerais. Certes, les nouveaux gisements et nouvelles techniques plaident en faveur de découvertes permanentes et de technologies illimitées. Les cours du pétrole et du gaz, avec l'exploitation récente de nouveaux gisements non conventionnels de pétrole et gaz de schistes aux USA, sont descendus d'environ 30% par rapport à juin 2014. Fréquemment, de nouveaux gisements de métaux et de matières premières du sous-sol sont découverts dans le monde. Pourquoi, dès lors, s'en inquiéter ?
L'Europe utilise aujourd'hui environ 20% des métaux extraits dans le monde mais ne produit que 1,5 % de fer et d'aluminium et 6% de cuivre (Brown et al., 2013). Cette situation est intenable d'un point de vue sécuritaire, économique et éthique et rend l'industrie européenne très vulnérable (Vidal et al., 2013). Une stratégie se dessine. "La valeur des ressources minérales inexploitées en Europe, à une profondeur de 500 à 1.000 mètres, serait, d'après les estimations, d'environ 100 milliards d'euros. Les nouvelles technologies permettront d'extraire davantage en profondeur, dans des zones plus éloignées et dans des conditions hostiles"[3], indique la Commission européenne. De façon globale, les gisements seront de plus en plus difficiles d'accès, avec des techniques d'extraction toujours plus coûteuses (Malehmir et al., 2013) et des concentrations du minerai toujours plus faibles (Mudd, 2007). Dans cette optique, la France a récemment octroyé à la société Variscan Mines plusieurs permis de recherche sur son territoire métropolitain, en vue de reprendre une activité minière pour des minerais dits « stratégiques ». Dans ce contexte, des gisements « locaux » (y compris en Wallonie), aujourd'hui inexploités, seront probablement (re)mis en activité. Leur exploitation doit s'accompagner : 1) de l'utilisation de nouvelles technologies générant le moins d'impacts environnementaux et sociaux, et 2) d'une autre perception de l'activité extractive de la part de l'opinion publique locale.
En cette période de transition, il est évident que des recherches doivent être accrues pour trouver de nouveaux gisements, y compris à proximité immédiate de la demande (marchés), nonobstant le syndrome NIMBY (Not In My Back Yard) qui, en matières de ressources du sous-sol, est très marqué en Europe. Il apparaît aujourd'hui inconcevable d'importer des fleurs d'Ethiopie, des kiwis de Nouvelle-Zélande, des fraises du Maroc. Pourquoi, dès lors, tolérer l'importation massive en Europe de cuivre de République Démocratique du Congo ou de tungstène de Chine, alors que des gisements potentiels existent mais ne sont pas (plus) exploités, faute de rentabilité économique et/ou de volonté d'extraction par une opinion publique locale très frileuse ?
Un jargon « opaque » et méconnu
Gérer durablement les ressources du sous-sol implique la connaissance d'un jargon géologique parfois très rébarbatif et souvent galvaudé. Pour ne prendre qu'un seul exemple, les notions suivantes relatives aux seuls gaz de schistes doivent être bien comprises et utilisées à bon escient pour envisager une gestion durable de la problématique : gas shales, shales gas, coalbed methane, tight gas, proven reserves, (non) conventional gas, pour ne citer que quelques exemples. En ce domaine, la transdisciplinarité doit s'appuyer sur des bases monodisciplinaires solides. C'est dans cette optique que s'est tenu en octobre 2013 à Namur le colloque Gas shales in Belgium? (Yans et al., 2013).
Recyclage et besoins en baisse : un défi global dès la période de transition
Le recyclage demeure une voie à favoriser mais ne constitue pas la panacée. Pendant l'actuelle période de transition, une partie non négligeable des matières premières seront séquestrées par des outils durables, et donc non recyclables. Cela est valable pour les métaux « high-tech » (Öhrlund, 2011) mais aussi pour les produits moins nobles (Vidal et al., 2013), appelés régulièrement métaux de base (cuivre, aluminium, etc) et raw materials (dolomie, gypse, kaolin, etc). Il est donc vital de mettre en place une réflexion quant aux réels besoins, y compris en ce qui concernent des matières a priori abondantes, comme celles entrant dans la fabrication du verre (sables et minéraux industriels), de l'acier (fer), des bétons (argiles, calcaires ; ces derniers étant abondamment exploités en Wallonie), pour ne prendre que quelques exemples. Il s'agit d'un défi global, auquel personne n'échappe, dès à présent !
Informer le citoyen et le décideur politique
La gestion durable des ressources géologiques nécessite une information complète de la problématique, notamment à l'attention de l'opinion publique. La toute grande majorité des citoyens ignore les contraintes, enjeux et conséquences de l'exploitation des ressources minérales. Aujourd'hui, la perception se limite très souvent aux implications écologiques de l'extraction, à l'échelle locale, sans appréhender les paramètres économiques, sociaux, politiques et techniques, à l'échelle globale. Il est du devoir des universités et des médias, d'instruire en dressant un spectre complet des paramètres, de façon strictement factuelle. Le citoyen est demandeur ; le décideur politique aussi. Pour prendre des décisions crédibles (et donc rentables politiquement), il est nécessaire de s'appuyer sur des arguments raisonnés.
Références
Brown, T. J. et al. (2013). World Mineral Production 2007–11. British Geological Survey, 76 p.
Guillemin C. (1980). Prologue. In : Ressources minérales. Mémoires du BRGM n° 106. 165 p.
Malehmir et al. (2012). Seismic methods in mineral exploration and mine planning: A general overview of past and present case histories and a look into the future. Geophysics 77/5, P WC173-WC190. 10.1190/GEO2012-0028.1
Mudd. G.M. (2007). An Assessment of the Sustainability of the Mining Industry in Australia. Australian Journal of Multi-disciplinary Engineering, 5, 1, 1-12.
Öhrlund, I. (2011). Science and Technology Options Assessment: Future Metal Demand from Photovoltaic Cells and Wind Turbines (European Parliament); http://go.nature.com/VUOs7V
Remacle A. (2005). L'inventaire des carrières de Wallonie (Belgique) : présentation générale et aspects entomologiques. Notes fauniques de Gembloux 57, 73-79.
Vidal O. et al. (2013). Metals for a low-carbon society. Nature Geosciences 6, 8894-896.
Yans J. (2013). Gestion durable des ressources minérales wallonnes : pistes de réflexion en vue d'une meilleure intégration de la problématique. Actes du 1er Congrès interdisciplinaire du développement durable. Thème 1 : Biens communs mondiaux, p.195-206.
Yans J. (2014). Actions et pistes de réflexion en vue d'une meilleure gestion durable des ressources minérales wallonnes (Belgique). 13ème entretiens Jacques Cartier. L'industrie minière et le développement durable : une perspective francophone. Québec, 19-20 novembre 2014. http://www.centrejacquescartier.com/les-entretiens/programme-2014/
Yans J. et al. (2013). Gas shales in Belgium? Proceedings. Namur, 2013. 45 p. ISBN 978-2-9601402-1-7.
[1] International Energy Outlook 2013 (US Energy Information Administration, 2013); http://go.nature.com/Vv1J4x (consulté le 29 novembre 2014).
[2] http://www.actu-environnement.com/ae/news/industrie-mines-minerais-terres-rares-fossiles-15084.php4 (consulté le 26 novembre 2014).
[3] http://www.actu-environnement.com/ae/news/industrie-mines-minerais-terres-rares-fossiles-15084.php4 (consulté le 27 novembre 2014).