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L'innovation ambigüe : pratiques agricoles et trajectoires de transition
Baret Philippe  1@  , Julie Van Damme * @
1 : Earth & Life Institute, Université de Louvain  (ELI)  -  Site web
Croix du Sud 2 L7.05.14, 1348 Louvain-la-Neuve -  Belgique
* : Auteur correspondant

Contexte : enjeux et innovation

Les agricultures du monde et les systèmes alimentaires auxquels elles participent sont au coeur de nouveaux enjeux : nourrir l'humanité, en réduisant les inégalités, en restant dans les limites du système planétaire et en maintenant les bases écologiques de la production agricole (De Schutter 2010). La difficulté de ce défi est la transition avec soit le système d'inspiration industrielle qui domine les systèmes agraires des pays développés, soit une agriculture paysanne à très petite échelle et mal équipée qui est le lot de la majorité des agriculteurs du monde. Dans les deux cas, ce changement demandera des innovations non seulement techniques mais aussi sociales.

Au mot innovation est naturellement accolé technologique, comme un avatar des logiques du XXème siècle où la technologie était au coeur des futurs du monde Cette association habituelle oblitère la diversité des types d'innovations (sociale, organisationnelle, systémique) et leurs efficacités respectives. Elle entretient également la confusion entre l'invention technique (l'objet) et le processus d'innovation (Van Damme, Ansoms, et Baret 2014). Quelles que soient les performances et la nature de l'objet, une innovation n'est appropriée que par des acteurs en interrelation dans un système existant. Au terme du processus d'innovation, il y aura donc reconfiguration du système.

Dichotomie du débat

Construit sur une critique du modèle industriel et de ses impasses en terme environnementaux et sociaux, les propositions actuelles d'innovation pour les systèmes agricoles sont doubles. D'une part, des améliorations techniques et organisationnelles qui visent à améliorer la valorisation des services écosystémiques dans le processus de production tout en diminuant l'impact de l'activité agricole sur les écosystèmes. Dans cette première approche, la dimension sociale et économique est peu discutée. On retrouve cette approche dans le concept d'agriculture écologiquement intensive (Griffon 2013). Il s'agit d'améliorer un système existant en partant de l'échelle de la parcelle. D'autre part, des approches plus radicales, basées sur des modèles alternatifs dont la mise en oeuvre se fait au sein de structures pilotes (Bec Hellouin, ferme de Pierre Rabhi, ... (Lautre 2013)). Ces propositions alternatives donnent un rôle central aux dimensions humaines et sociales, allant même jusqu'à coupler changement personnel et changement technique et collectif (Gueldry 2012).

L'articulation de ces deux approches au niveau des systèmes alimentaires est incertaine. L'horizon est-il celui d'une compétition, d'une coexistence maitrisée ou d'une contamination fertile ? Des modèles de la transition ((Geels et Schot 2007) sont proposés mais restent l'objet de critiques. . Il est peu probable qu'un modèle unique de transition puisse guider l'ensemble des processus. D'autant plus qu'à la diversité des filières alimentaires correspond une diversité de jeux d'acteurs et de verrouillages éventuels (Baret et al. 2013).

Deux dynamiques de changement

D'un point de vue d'agronomes, notre choix est de comparer deux situations : l'évolution du travail du sol et la question des semences.

Simplification du travail du sol

Apparus dans les années 1950 dans des agricultures américaines (Derpsch 1998), la réduction du travail du sol par la suppression du labour est une proposition technique qui suscite beaucoup d'intérêt et débat. Elle suppose une reconfiguration importante au niveau de l'exploitation en terme d'équipement et de compétences. Les motivation d'une réduction du travail du sol peuvent être diverses : réduction des coûts (économiques ou énergétiques), simplification du travail, lutte contre l'érosion, restauration de la vie du sol. En fonction de ces objectifs, du contexte, du savoir-faire et des choix de l'agriculteur, le modèle utilisé peut aussi être très variable : depuis un modèle basé sur l'utilisation d'herbicides chimiques jusqu'aux approches d'agriculture biologique. Dans tous les cas, la suppression du labour est présentée comme une trajectoire innovante. Le concept d'insularisation peut contribuer à qualifier cette tension entre continuité et discontinuité (Vankeerberghen, Dannevoye, and Stassart 2014).

Semences : plantes transgéniques et réseau semences paysannes

La question des semences est plus controversée car elle est à la fois dépendante de l'objet technique et du jeu des acteurs . A front renversé, l'innovation est cette fois du côté du modèle industriel avec la proposition des plantes transgéniques. Une proposition assez limitée en pratique, puisque plus de 90 % des plantes transgéniques cultivées dans le monde sont soit résistante à un herbicide, soit produisant leur propre insecticide, soit une combinaison des deux (www.isaaa.org). Les plantes transgé- niques d'aujourd'hui sont donc liées à une production sur grande surface et ont comme premier bénéfice la simplification du travail de l'agriculteur. Elles impliquent aussi une logique de brevet et de propriété intellectuelle (Joly et Lemarié 2002). En parallèle, une remise en cause de la privatisation des ressources génétiques végétales (Bonneuil et Thomas 2012) et de son évolution récente a conduit au développement d'approches alternatives comme le réseau des semences paysannes (Demeulenaere et Bonneuil 2010) ou les semences open source (http://www.opensourceseedinitiative.org). En termes de superficies concernées, de pouvoir économique et de légitimité scientifique (Vanloqueren et Baret 2009), le rapport de forces est très déséquilibré entre le modèle industriel et ces propositions alternatives même si elles concernent des modes d'agriculture très différents.

Une approche comparative

La comparaison de ces deux contextes d'innovation en agriculture que sont les techniques simplifiées de travail du sol et la question des semences montrent la diversité des situations. Dans le premier cas, la dimension technique occulte en grande partie le jeu des acteurs : ce sont des pratiques qui sont comparées et qui peuvent même être intégrées dans un continuum. Dans le second cas, la controverse est majeure au niveau médiatique et socio-économique mais les pratiques de terrain se déroulent dans des contextes extrêmement différents.

Une discussion exhaustive de l'application des théories de la transition aux innovations en agriculture dépasse le cadre de ce papier mais différents éléments issus de la comparaison des deux situations présentées précédemment peuvent éclairer la discussion.

Concernant l'innovation comme moteur de transition, la technique du sans labour peut, en fonction des jeux d'acteurs, soit conduire à un renforcement du système existant avec même un accroissement des surfaces en agriculture industriel facilité par la simplification qu'il implique, soit servir de fondement à une reconfiguration en profondeur du système par la valorisation de nouveaux services écosystémiques (contrôle biologique, couverture continue du sol, ...). La maîtrise du désherbage est un des élé- ments clés pour déterminer la faisabilité et la pertinence de ces différentes trajectoires (Chauvel, Tschudy, et Munier-Jolain 2011). L'ambiguité de l'invention technique tient à ce qu'elle peut nourrir différentes trajectoires sans que ce choix soit explicite ex ante. La même innovation peut renforcer la survie d'un système non pertinent sur le long terme en en augmentant marginalement la durabilité tout en bloquant la reconfiguration plus radicale du système, cette reconfiguration étant requise par l'importance des enjeux de durabilité à long terme mais étant moins compétitive sur le court terme.

La question des semences ouvre elle à la question de l'horizon des systèmes agraires. Un nouveau mode de (dé)régulation des systèmes semencier conduira-t-elle à une convergence entre modèles, une compétition accrue ou à une co-existence de systèmes dans un partage de l'espace et des consommateurs ? Au stade actuel, les modes alternatifs de gestion des semences sont associés à des petits collectifs d'agriculteurs associés, dans certains cas, à des collectifs de consommateurs. Une diffusion à plus grande échelle est-elle possible ? Les expériences pilotes en cours sont-elles généralisables à d'autres agriculteurs ? Le caractère très alternatif de certaines expérimentations pilotes et le fait qu'elle soit portée par des agriculteurs NIMA (non issus du milieu agricole) pourrait les faire apparaître comme peu transmissibles dans les pratiques agricoles existantes. Les expériences pilotes peuvent aussi receler leur part d'ambiguité car leur originalité même peuvent les faire apparaître comme peu appropriable par les agriculteurs engagés actuellement dans une logique conventionelle.

Conclusion

L'innovation dans les systèmes agraires peut aider à un processus de transition mais elle est aussi un élément du verrouillage autour des modèles anciens. En fonction des enjeux envisagés et des techniques mobilisées, la contribution d'une innovation à une transition vers des systèmes alimentaires durables à long terme n'est pas automatique. Une analyse prenant en compte l'état initial des systèmes, la diversité des acteurs et les interactions en termes d'utilisation des ressources (notamment foncières), de partage des marchés et de stocks de connaissances peut aider à mieux anticiper les trajectoires les plus pertinentes.

Bibliographie

Baret, Philippe, Pierre M. Stassart, Gaëtan Vanloqueren, and Jullie Van Damme. 2013. “Dé- passer les verrouillages de régimes socio-techniques des systèmes alimentaires pour construire une transition agro-écologique.” http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/136905.

Bonneuil, Christophe, and Frédéric Thomas. 2012. Semences : une histoire politique: Amélioration des plantes, agriculture et alimentation en France depuis la Seconde Guerre mondiale. ECLM.

Chauvel, B., Clément Tschudy, and Nicolas Munier-Jolain. 2011. “Gestion Intégrée de La Flore Adventice.” Cah Agric 20: 194–203.

De Schutter, O. 2010. UN Special Rapporteur on the Right to Food.“Food Commodities Speculation and Food Price Crises.” Briefing Note.

Demeulenaere, E., and C. Bonneuil. 2010. “Cultiver La Biodiversité. Semences et Identité Paysanne.” Les Mondes Agricoles En Politique. De La Fin Des Paysans Au Retour de La Question Agricole, 73–92.

Derpsch, Rolf. 1998. “Historical Review of No-Tillage Cultivation of Crops.” In FAO International Workshop, Conservation Tillage for Sustainable Agriculture, 205–18. http://betuco.be/CA/Notillage%20cultivation%20crops%20review.pdf.

Geels, Frank W., and Johan Schot. 2007. “Typology of Sociotechnical Transition Pathways.” Research Policy 36 (3): 399–417. doi:10.1016/j.respol.2007.01.003.

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Gueldry, Michel. 2012. “Pierre Rabhi, Vers La Sobriété Heureuse. Actes Sud, 2010143 Pages, ISBN 978-2-7427-8967-2.” VertigO-La Revue Électronique En Sciences de L'environnement. http://vertigo.revues.org/11534.

Joly, Pierre-Benoit, and Stéphane Lemarié. 2002. “The Technological Trajectories of the Agrochemical Industry: Change and Continuity.” Science and Public Policy 29 (4): 259–66.

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Vankeerberghen, Audrey, Bastien Dannevoye, and Pierre M. Stassart. 2014. “L'insularisation Comme Mode de Transition, Le Cas de L'agriculture de Conservation En Région Wallonne.” Les Métamorphoses Du Productivisme Agricole. Pour Une Sociologie Des Grandes Cultures. http://orbi.ulg.ac.be/handle/2268/151457.

Vanloqueren, Gaëtan, and Philippe V. Baret. 2009. “How Agricultural Research Systems Shape a Technological Regime That Develops Genetic Engineering but Locks out Agroecological Innovations.” Research Policy 38 (6): 971–83. doi:10.1016/j.respol.2009.02.008.



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