Soyons francs : le système alimentaire industriel - et a fortiori l'agriculture industrielle - vit ses dernières années. Dans nos régions, il est devenu extrêmement vulnérable et ne sera bientôt plus capable de produire, transformer et distribuer suffisamment de nourriture, compte tenu des conséquences du changement climatique, de la raréfaction brutale des énergies fossiles, des imminentes chocs économiques et financiers, et de la disparition inexorable de la classe des agriculteurs (Servigne 2014, Trade and Environment Review, 2013). Que l'on mette en place dès maintenant des politiques de transition anticipées, ou que l'on décide de ne rien changer, les bouleversement seront dans les deux cas incommensurablement vastes et profonds. Mais la transition à grande échelle vers des systèmes alimentaires résilients que beaucoup annoncent se fait attendre, freinée par des phénomènes de verrouillage socio-technique très puissants.
Il est donc temps de penser à un déploiement massif - et rapide - de cette transition, sous peine de franchir d'autres seuils d'irréversibilité qui mèneront les systèmes complexes (climat, écosystèmes, etc.) qui maintiennent notre civilisation en vie vers un effondrement systémique (Servigne et Stevens 2015).
Nous nous limiterons dans cet article à l'agriculture, et tenterons de définir les grandes lignes de ce que nous nommons l'agriculture post-carbone ainsi que les moyens que nous pouvons mettre en oeuvre pour amorcer cette transition à grande échelle.
L'agriculture post-carbone ne constitue pas encore un modèle bien défini dont on pourrait appliquer la recette à l'ensemble du monde agricole industriel. Mais il constitue d'ores et déjà un mouvement (politique, social, technique et scientifique) qui a émergé sous forme d'un réseau discret de micro initiatives, aux marges du système industriel dominant, et parfois sous des formes très prometteuses comme c'est le cas de la Ferme du Bec Hellouin en Normandie (Guégan, 2014).
A défaut d'énergies fossiles abondantes, d'écosystèmes sains et diversifiés, et dans un contexte climatique imprévisible et perturbé, l'agriculture post-carbone de nos régions reposera (et repose déjà en partie) sur trois piliers : l'arbre, les mains et la tête.
1. L'arbre au coeur du système agricole, pour sa pérennité, sa verticalité et le rôle qu'il peut tenir dans la complexité des écosystèmes.
2. Une génération entière de nouveaux paysans, nommés « NIMAculteurs » (pour Non-Issus du Monde Agricole). En effet, les agriculteurs aujourd'hui actifs (4% de la population active en Europe) ne seront pas assez nombreux pour assurer une production alimentaire suffisante sans énergies fossiles abondantes.
3. Des pratiques agricoles hautement productives, intensives en main d'oeuvre et en connaissances, basées sur les low tech et les principes du vivant, et obligatoirement régénératrices des sols et de la biodiversité.
Nous proposons ensuite la mise en place de trois piliers supplémentaires qui permettront de soutenir ce mouvement naissant, c'est-à-dire de consolider et d'accélérer la transition vers une généralisation anticipée de ce type d'agriculture.
4. La mise en place d'un réseau de micro-fermes, pour augmenter la résilience des régions à des chocs systémiques globaux.
5. Une stratégie énergétique audacieuse, basée par exemple sur le scénario Afterres2050, c'est-à-dire sur la méthanisation de la biomasse et de l'utilisation minimale de machines agricoles.
6. Un nouveau cadre juridique et économique national et européen qui soutienne cette émergence et qui participe au déverrouillage des « lock-in » tels que le bail à ferme, etc. et qui soutienne les initiatives originales et innovantes, et qui accélère le déclin du système industriel.
Ces 6 piliers permettraient aussi de contribuer à la diminution des besoins en intrants fossiles des autres composantes des systèmes alimentaires hors-agriculture, c'est-à-dire toutes les étapes entre l'exploitation agricole et les consommateurs (transports multiples, conditionnement, stockage, commercialisation, gestion des déchets organiques, etc.).
Nous mettrons également en évidence le manque de visibilité de cette question dans les institutions de recherche agronomique et auprès des bailleurs de fond. Bien que l'agroécologie ait actuellement le vent en poupe, l'accent sur l'urgence de développer une agriculture indépendante des combustibles fossiles n'est pas encore suffisamment explicite.
Par ailleurs, le développement de ces expérimentations « bas-carbone » devra être couplé à des efforts importants de formation, tant il s'agit d'un véritable changement de paradigme, notamment en intensité de main d'œuvre. Alors que le recours massif aux combustibles fossiles a permis de diminuer le nombre d'agriculteurs, ressortir de leur utilisation pourra conduire à la création de milliers —voire millions— d'emplois, denses en connaissance et attirant déjà un nombre croissant de NIMAculteurs/citadins, y compris à proximité immédiate ou dans les villes (agriculture urbaine, Chapelle & Jolly, 2013).
Bibliographie indicative
Chapelle G. & Jolly Ch.-E. 2013 Etude sur la viabilité des business modèles en agriculture urbaine dans les pays du Nord. Rapport réalisé pour le compte de l'Institut Bruxellois de Gestion de l'Environnement, 72 p.
De Schutter O, et al. 2011. Agroecology and the Right to Food, Report presented at the 16th Session of the United Nations Human Rights Council [A/HRC/16/49].
Guégan, S. 2014. Maraîchage biologique permaculturel et performance économique. Rapport d'étape n° 3. Ferme biologique du Bec Hellouin.
Heinberg R, Bomford M. 2009. The Food and Farming Transition: Toward a Post-Carbon Food System. Post Carbon Institute, Sebastopol, USA.
Hervé-Gruyer Ch. & P. 2014. Permaculture. Guérir la terre, nourrir les hommes. Actes Sud, 2014.
Servigne, P. 2014. Nourrir l'Europe en temps de crise. Nature & Progrès Belgique, 2014
Servigne, P. & Stevens, R. 2015. Comment tout peut s'effondrer. Seuil, 2015.
Trade and Environment Review. 2013. Wake up before it is too late: Make agriculture truly sustainable now for food security in a changing climate (UNCTAD/DITC/TED/2012/3)
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