1. Diagnostic
Le système alimentaire en Europe est aujourd'hui dominé par le modèle agro-alimentaire industriel. Une chaîne de production alimentaire intégrée basée sur les énergies fossiles a en effet émergé au court de la révolution industrielle pour remplacer les agroécosystèmes paysans fonctionnant en circuit court. A l'échelle européenne, les grandes classes paysannes ont disparu. Dans le cadre de la globalisation (une nouvelle phase de centralisation, de concentration et de mobilité du capital), le rapport de force entre les États et l'industrie agro-alimentaire a basculé en faveur de l'industrie agro-alimentaire. Celle-ci se trouve en position de renforcer son contrôle sur l'ensemble de la chaîne de production grâce à des stratégies globales de l'offre et de pénétration des marchés. Cette position est renforcée par l'absence de volonté politique pour créer un cadre international de mesures régulatrices permettant d'empêcher la spéculation (et les crises alimentaires telles que celles de 2008-09 et 2010-11).
Cependant, le modèle alimentaire agro-industriel montre ses limites. La centralisation du système alimentaire mondial et son contrôle par une minorité d'acteurs le rend extrêmement vulnérable à toute une série de crises potentielles (climatique, énergétique, économique, des minerais et de l'eau) (Servigne, 2013).
En Belgique comme dans le reste de l'Europe, les statistiques1 montrent très clairement la baisse continue du nombre de petits exploitants au profit des grandes exploitations. La situation à l'échelle du pays est celle d'une croissance de la superficie moyenne des exploitations qui indique une concentration toujours plus grande des moyens de production. Le nombre de fermes diminue (en moyenne 39 par semaine entre 2000 et 2013)2, le nombre d'agriculteurs diminue (59 par semaine) et la surface agricole utile (SAU) baisse également (89ha par semaine) au profit d'autres usages (urbanisation, industrie, infrastructures, loisirs) tandis que la production alimentaire subit la concurrence d'autres productions non-alimentaires (énergie, fibres).
L'accès à la terre constitue l'un des obstacles majeurs au maintien et au développement d'une agriculture durable qui permette d'assurer une alimentation saine et accessible aux populations. L'accès à la terre pour les petites fermes en Europe, et a fortiori en Belgique, est rendu difficile avant tout par la croissance du prix de la terre. Selon Eurostat (2012), le prix à l'hectare en Belgique a cru de 75 % entre 2000 et 2006 (de 14.145 à 24.888euros/ha). Cette croissance est liée à la spéculation, poussée par la pression exercée par les opportunités de plus-value (via l'urbanisation par exemple) et le fait que la terre devient une valeur refuge financière. Elle est aussi boostée par les crises alimentaires et financières récentes.
Cependant, la problématique de l'accès à la terre est restée à l'écart des agendas politiques jusqu'à présent : la question de la redistribution et des échanges de terre a été laissée à la discrétion du marché et des arrangements intra-familiaux. En conséquence, le marché de la terre en Belgique se caractérise aujourd'hui par la conjonction entre un marché de la location prédominant mais dans l'impasse3 et un marché des ventes sous pression. Le marché de la location est dans l'impasse en grande partie à cause du caractère obsolète du bail à ferme4 qui, initialement conçu pour protéger l'agriculteur, se retourne aujourd'hui contre lui. Le marché des ventes de terres est quand à lui sous pression du fait que l'accroissement de la valeur de la terre favorise les comportements spéculatifs.
Cette croissance du prix de la terre (et des exploitations) se matérialise par des difficultés grandissantes dans les transmissions de terres et de fermes entre générations d'agriculteurs et dans l'installation de nouveaux agriculteurs. L'âge moyen des agriculteurs en Europe (55ans) est un bon indicateur de cette situation alarmante. Or, ce sont les jeunes repreneurs (dans ou hors cadre familial) qui présentent le meilleur potentiel d'innovation et les capacités de construire des projets agricoles productifs, compétitifs et viables5.
2. Cadre théorique
L'accès à la terre est donc un élément central de blocage pour le développement d'une agriculture à taille humaine en Belgique et en Europe. Cette contribution fait partie d'un projet général dont l'objectif est d'identifier quelles sont les innovations existantes en Belgique et en Europe en matière d'accès à la terre et de régulation du foncier, permettant d'assurer la viabilité des exploitations paysannes de petite taille en Europe. Ce projet est structuré en deux parties. Premièrement, nous tentons de mettre en évidence les facteurs de blocage auxquels sont confrontées ces petites exploitations en matière d'accès à la terre. Deuxièmement, nous étudions les processus et outils existants de gestion de l'accès à la terre innovants qui contribuent à renforcer la collaboration entre propriétaires et utilisateurs. Nous ferons appel à différentes études de cas européens que nous pourrons comparer et dont nous évaluerons les performances.
L'idée directrice de ce projet est de revaloriser les voies alternatives à la gestion des ressources naturelles. En réalité, il s'agit d'explorer, en s'appuyant sur les travaux d'Elinor Ostrom (1990), les potentialités qu'offre le fait de considérer la terre comme un bien commun6, pour défier les rapports de pouvoirs inégaux entre les agricultures paysannes7 d'une part et l'industrie agro-alimentaire de l'autre, instaurés et renforcés par les modèles de gestion conventionnels que sont le marché et l'État.
Le cadre théorique est celui de la transition au sens de Rob Hopkins (2010): un processus de changement radical qui préserve une certaine continuité afin d'éviter un effondrement total. L'idée est de montrer que ces innovations (qui font de la terre un « bien commun ») permettent de créer des processus de gestion de l'accès à la terre alternatifs à la propriété privée. Ceux-ci permettent en conséquence d'imaginer des processus de gestion des modes de production susceptibles de préparer l'agriculture familiale à la transition vers un modèle agricole plus durable en améliorant sa résilience8 (contrairement au modèle agro-industriel relativement vulnérable et inflexible). Nous pensons que cette résilience s'obtient grâce à l'engagement de la responsabilité d'une chaîne d'acteurs autour de la terre : l'utilisateur (le fermier), le propriétaire, le gestionnaire et le bénéficiaire (le citoyen). Les systèmes alimentaires incarnent particulièrement bien l'aspect systémique et interconnecté des crises (climat, énergie, biodiversité, faim, cohésion sociale, économie, géopolitique, gouvernance, ...) Comme le souligne Servigne (2013), il semble dès lors cohérent de penser que la mobilisation autour des systèmes alimentaires soit un bon levier de changement.
Du point de vue conceptuel, l'exercice consiste à explorer les multiples facettes du concept d'accès à la terre afin d'insister sur le champ des possibles en matière de régulation du foncier. Notre argument est que cela implique de démystifier le concept de propriété tel qu'il est ancré dans l'imaginaire collectif occidental où la gestion de l'accès à la terre est opérée soit par la privatisation (l'individualisation des droits fonciers), soit par un contrôle exercé par l'État. En effet, nous pensons que la prépondérance de la propriété privée en tant que maîtrise foncière est liée à une interprétation de l'Histoire9 par la pensée économique classique (théorie foncière de la pensée économique). Celle-ci fait la part belle à la propriété privée sur base de la mise en évidence d'un lien supposé automatique entre l'individualisation des droits fonciers, l'investissement et la protection des ressources (que l'on doit d'abord aux physiocrates puis aux néo-évolutionnistes). Cette pensée est relayée par l'analyse politique appliquée à la gestion des ressources naturelles qui, sur base de modèles théoriques - tragédies des communs (Hardin, 1968), dilemme du prisonnier, la logique de l'action collective (Olson, 1965) - discréditent la gestion collective des ressources et sont utilisés comme fondements pour préconiser des solutions se basant sur l'État ou le marché.
Pour démystifier cet imaginaire, nous avons recours au champ des études agraires qui se sont penchées sur la question de l'accès à la terre dans les pays du Sud. Ces études ont très bien montré que la maîtrise absolue des ressources (par une personne physique ou morale) n'est pas le seul mode de régulation de l'accès à la terre (ou régime foncier). La pensée économique classique y est remise en cause sur base de nombreux travaux empiriques (Boserup10, 1965 ; Platteau, 1990 ; Le Roy, 1998). Ceux-ci trouvent leur source essentiellement dans l'étude des contextes post-coloniaux (surtout africains) où il existe une superposition entre droit traditionnel et droit colonial qui génère une multitude de relations de propriété et de régimes fonciers, de même que dans les contextes post-socialistes. La théorie des maîtrises foncières de E. Le Roy (1996) par exemple, illustre bien cette diversité des maîtrises foncières et des modes de co-gestion associés.
En réalité, ces études participent d'une remise en question de l'utilité de la notion de propriété comme grille d'analyse pour comprendre les enjeux liés à l'accès aux ressources. Le besoin de renouveler cette grille analytique émane du constat, très bien résumé par Peluso et Lund (2011), de l'aggravation d'un climat de compétition pour l'accès à la terre à l'échelle globale impliquant de nouveaux mécanismes de contrôle de la terre, de nouveaux acteurs, de nouvelles pratiques et technologies de gouvernance (régulation) et de contrôle plus ou moins violents utilisés pour acquérir, sécuriser et exclure les autres de l'accès à la terre.
En conséquence, certains auteurs11 insistent pour porter l'attention sur la diversité des modes d'accès et de contrôle des ressources qui garantissent d'en tirer les bénéfices, plutôt que sur les droits formels qui régissent cet accès (la propriété). Cette perspective veut se dégager d'une vision strictement normative de l'accès à la terre à partir du cas des sociétés différentes des sociétés individualistes fondées sur la propriété privée. L'adoption d'une telle grille de lecture nous semble dès lors être un prérequis pour envisager l'innovation en matière de régulation des ressources foncières.
3. Données
Bien que certains indicateurs montrent des tendances alarmantes à l'échelle européenne12 - disparition progressive des exploitations de petite taille, augmentation de l'âge moyen des agriculteur et de la taille moyenne de exploitations - les données statistiques concernant l'évolution de l'agriculture de petite taille, des régimes fonciers, des transmissions de fermes entre générations ou encore des innovations agricoles en Europe manquent cruellement.
Face à ce constat, un réseau composé de huit initiatives travaillant à l'échelle européenne sur l'accès à la terre a lancé en 2012 un programme de connaissance et d'échange d'expériences sur le sujet (financé par GRUNTVIG, un fond européen pour l'éducation et la formation tout au long de la vie). Ce projet s'est essentiellement cantonné à une prise de connaissance et un renforcement du réseau. Il est par contre poursuivi en 2015 via un autre financement européen (ERASMUS +)13, dont le but est de fabriquer de la connaissance (et la porter à l'attention des politiques) sur la problématique de l'accès à la terre en Europe14. Ce programme reste basé sur un partage d'expériences, cette fois couplé à des efforts de dissémination. Les données que nous utiliserons dans le cadre de cette contribution sont essentiellement issues de cette initiative.
Plus précisément, ce sont les données issues des travaux de l'asbl Terre-en-vue, partenaire belge de ce projet européen, qui seront principalement utilisées. Dans le cadre de ce projet, Terre-en-vue s'est fixé pour mission d'identifier les outils existants (et les processus qui y sont liés) pour améliorer l'accès à la terre et la gestion foncière permettant de favoriser la collaboration entre propriétaires fonciers et utilisateurs des terres. Les données vont être collectées à partir de janvier 2015 sur base de questionnaires envoyés aux membres du réseau européen (Erasmus +). Ces outils seront étudiés sur base d'une revue de la littérature spécifique au sujet et sur base d'indicateurs permettant d'évaluer leurs forces et leurs faiblesses dans leurs contextes spécifiques ; l'ambition étant d'en évaluer le potentiel de dissémination à d'autres contextes.
4. Expériences positives
Terre-en-vue est par elle-même un exemple d'expérience positive. Terre-en-vue, comme son cousin français Terre de liens, est un acteur de la société civile qui voudrait faciliter l'accès à la terre pour des projets de transition vers des systèmes alimentaires résilients. Ces initiatives sont un exemple intéressant de gouvernance multi-acteur des ressources qui se rapproche de la vision d'Ostrom. L'association Terre-en-vue est composée (i) d'une asbl permettant de mettre en contact des propriétaires de terres et des porteurs de projets, (ii) d'une coopérative destinée à recevoir l'épargne de citoyens permettant d'acquérir des terres pour les projets soutenus et (iii) d'une fondation destinée à recevoir les dons et legs de terres. Ce type d'initiative offre des possibilités de redéfinir le rôle des acteurs et les règles qui les lient. Typiquement, les citoyens participent à la redéfinition des contrats légaux entre fournisseur et bénéficiaires de la ressource foncière : on dé-technicise les règles pour en faire des enjeux de société.
5. Bibliographie indicative
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Geels, F.W., (2004), From sectoral systems of innovation to socio-technical systems. Insights about dynamics and change from sociology and institutional theory, Research Policy, n°33, pp897–920
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Gunderson, L.H. and Holling, C.S. (eds), (2002), Panarchy: Understanding Transformations in Human and Natural Systems, Island Press: Washington, D.C.
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Hopkins, R. (2010), Manuel de Transition, Silence/Écosociété
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Le Meur, P-Y. et Lund, C., (2001), Everyday Governance of Land in Africa, Bulletin de l'APAD, n°22, [en ligne], mis en ligne le 15 décembre 2005, consulté le 19 décembre 2013. URL: http://apad.revues.org/48
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Le Roy, E., (1996), L'apport des chercheurs du LAJP dans la gestion patrimoniale, Bulletin de Liaison du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris, n°23, pp 29-57
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Li, T.M., (2007), The Will to Improve. Governmentality, Development, and the Practice of Politics, Durham and London: Duke University Press, 374p
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Ostrom, E., (1990), Governing the commons. The Evolution of Institutions for Collective Action. New York : Cambridge University Press
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Peluso, N.L. et Lund, C., (2011), New frontiers of land control: Introduction, Journal of Peasant Studies, vol 38, n°4, pp 667-681
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Ribot, J. et Peluso, N.L., (2003), A Theory of Access, Rural Sociology, vol 68, n°2, pp 153-181
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Servigne, P., (2013), Nourrir l'Europe en temps de crise. Vers des systèmes alimentaires résilients, Groupe des Verts/ALE au parlement européen
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Sikor, T. et Lund, C., (2009), Access and Property: A Question of Power and Authority, Development and Change, vol 40, n°1, pp 1-22
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Walker, B. & al., (2002), Resilience, adaptability and transformability in social-ecological systems, Ecology and Society, n°9
1Voir Chiffres clés de l'agriculture pour la période 2000-2013 édité par la direction générale statistique.
2Phénomène qui concerne surtout les petites exploitations (<50ha) alors que ce sont ces exploitations qui renferment le plus grand potentiel d'innovation vers une nouvelle économie alimentaire (par ailleurs pourvoyeuse d'emplois).
3La croissance du prix de la terre se combine en Belgique à une structure de la propriété historiquement concentrée. Cela génère une situation où l'accès à la terre pour les agriculteurs se fait essentiellement par la location de terre. En Wallonie par exemple, 75 % des terres sont cédées en faire-valoir indirect.
4Dont le cadre légal n'a plus été révisé depuis le 4/11/1988.
5L'innovation étant considérée non seulement comme technique mais également comme des réponses à des problèmes de société comme la souveraineté alimentaire et la biodiversité.
6Un bien commun se caractérise par la combinaison entre un jugement commun d'utilité et l'idée qu'une dotation commune est un bienfait pour tous. Ils supposent qu'un ensemble d'acteurs gèrent en commun les conditions d'accès à une ressource, en assurent la maintenance et la préservation.
7Au pluriel car ces agricultures sont justement définies par leur pluralité et leur hétérogénéité en opposition au modèle agro-industriel standardisé et uniformisé.
8Au sens de Walker & al. (2002) que l'on peut résumé comme la capacité d'un système à répondre à un stress interne ou externe en changeant sans s'effondrer.
9Celle de l'enclosure en Angleterre au moyen-âge qui marque la transition d'un système de coopération et de communauté d'administration des terres vers un système de propriété privée des terres.
10Pour Boserup (1965), la dynamique de tenure du sol est avant tout déterminée par les changements apportés aux pratiques de cultures (eux-mêmes poussés par la pression démographique). Elle s'oppose donc à la vision simpliste selon laquelle la propriété privée du sol apparaît automatiquement dès lors que la terre agricole se raréfie sous l'effet de la croissance démographique.
11Verdery, 1997 ; Le Meur et Lund, 2001 ; Berry, 2002 ; Ribot et Peluso, 2003 ; Levigne Delville, 2006 ; Sikor et Lund, 2009
12Ces indicateurs sont issus par exemple du recensement décennal effectué à l'échelle européenne (Agricultural Census) qui donne une idée générale de la structure et de l'état de l'agriculture d'un point de vue économique, sociale et environnemental. Les données EUROSTAT liées à la Farm Structure Survey (FSS) sont également une source d'information importante (géologie, topographie, climat et ressources naturelles, diversité des activités régionales, structures sociales et état des infrastructures).
13Il rassemble : Terre de Liens (France, www.terredeliens.org), Regionalwert AG (Allemagne, www.regionalwert-ag.de), The Soil Association (UK, www.soilassociation.org), The Winged Horse Trust (UK), Xarxa de custodia del territori de catalunya (ES, www.custodiaterritori.org/ca), Associació Rurbans (Es, www.projectegripa.cat), Eco Ruralis (Roumanie, www.ecoruralis.ro), Terre-en-vue (Belgique, www.terre-en-vue.be) et Associazione Italiana per l'Agricoltura Biologica (Italie, www.aiab.it).
14Trois objectifs principaux : (i) renforcer les connaissances pratiques des modes de sécurisation de l'accès à la terre en Europe, (ii) construire un soutien citoyen relatif à l'accès à la terre, (iii) contribuer à faire évoluer un système de soutien d'accès à la terre pour les fermiers.
- Autre