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Mesure et suivi de la précarité énergétique pour une transition énergétique qui intègre les problématiques sociales : multiplication des niveaux d'actions et d'analyses.
Thiago Nyssens  1@  , Laurence Holzemer  1@  , Sandrine Meyer  1@  , Kevin Marechal  2, 3, *@  
1 : Centre d'Etudes Economiques et Sociales de l'Environnement  (CEESE-ULB)  -  Site web
44 Avenue Jeanne CP124 1050 Bruxelles -  Belgique
2 : Centre d'Etudes Economiques et Sociales de l'Environnement  (CEESE-ULB)  -  Site web
Av. Jeanne 44 CP 124 1050 Bruxelles -  Belgique
3 : Gembloux Agro-Bio-Tech  (ULg)  -  Site web
Passage des Déportés, 2 5030 Gembloux -  Belgique
* : Auteur correspondant

Contexte

La précarité énergétique est un enjeu de société, de solidarité, mais aussi un enjeu économique dont l'intérêt est général (ONPE et Nolay 2014).Mais c'est surtout un élément crucial à prendre en compte si l'on ne veut pas aboutir à une transition énergétique et écologique qui exclut la partie la plus fragile de la population avec les tensions sociétales que cela engendrerait (Lagandré 2013).

La précarité énergétique (PE) fait référence à une situation dans laquelle une personne ou un ménage rencontre des difficultés particulières à satisfaire ses besoins élémentaires en énergie dans son logement (Huybrechts, Meyer, et Vranken 2011).

Selon les constats faits par les acteurs de terrain, les difficultés en matière d'énergie dans le logement touchent de plus en plus de Bruxellois et de Belges et saturent les guichets énergie et autres centres d'aide de nouvelles demandes, toujours plus nombreuses.

Pour mieux faire face à cette urgence, il est nécessaire de comprendre, définir et mesurer ce phénomène transversal allant au-delà d'un déséquilibre économique au sein des ménages. Cette problématique est en effet étroitement liée à des réalités sociales et comportementales (voire parfois des questions sanitaires) dont elle contribue, par ailleurs, à renforcer l'existence. Elle est en fait reliée à différents phénomènes d'exclusion et de paupérisation et fait partie d'un réseau de carences s'étendant sur plusieurs domaines de la vie individuelle et collective des personnes qui en souffrent (Huybrechts, Meyer, et Vranken 2011).

A la base de la PE, trois réalités s'imbriquent pour former ensemble un processus dynamique et complexe. Premièrement, la PE est liée à la situation socio-économique du ménage, cette situation pouvant être conjoncturelle ou structurelle. A Bruxelles, le nombre de ménages vivant sous le seuil de pauvreté est en augmentation passant de 26,3% en 2007 à 32,5% en 2011 (Englert et al. 2014). Une lourde part de ce budget est imputée au logement, dont le coût ne cesse d'augmenter. Comme le note un récent rapport (De Keersmaecker 2014), seule une faible partie du marché locatif bruxellois (environ 10%) est accessible aux personnes se trouvant dans les six premiers déciles de revenus si on part d'une hypothèse qu'ils ne consacrent pas plusde 25% de leurs revenus au paiement de leur loyer. Cela témoigne d'une offre limitée, voire même d'un marché segmenté pour ces populations.

Deuxièmement, la PE est aussidéterminée par l'état du logement. Bien que les performances énergétiques moyennes des bâtiments s'améliorent au fil des ans en région Bruxelloise (De Keersmaecker 2014), on constate que cette région possède un parc de logements plus vieux et moins rénové que dans les autres régions. En effet, selon le rapport de l'ICEDD (2014), en 2001, 90% des logements dataient de plus 20 anset moins de 10% avaient subi une rénovation au cours des 20 mêmes années. La vétusté du bâti bruxellois se constate aussi par un plus petit taux d'isolation (ICEDD 2014)[1].

La facture énergétique en tant que telle, conditionnée par la performance du logement, les comportements de consommation mais également par le coût de l'énergie, les vecteurs utilisés ou accessibles, le contrat négocié, constitue le troisième pilier de la précarité énergétique.La tendance à la hausse pour les prix de l'électricité et des énergies fossiles (ICEDD 2014) et la complexité du contexte institutionnel, subséquent de la libéralisation du marché de l'énergie, conditionnentégalement l'(in-)accessibilité au marché de l'énergie, notamment pour les personnes déjà en situation socioéconomique et culturelle précaire (Huybrechts, Meyer, et Vranken 2011)

Face à la conjoncture actuelle (crise économique et hausse des prix de l'énergie), la lutte contre la PE s'est imposée dans l'agenda de l'union européenne. En 2010 le Conseil de l'énergie a mis l'accent sur cette problématique. En Belgique aussi la lutte contre la PE est un sujet d'actualité, mis en avant en 2012 dans l'axe « lutte contre la pauvreté » de l'accord de gouvernement Di Rupo (Huybrechts, Meyer, et Vranken 2011).

Research gaps

Les indicateurs administratifs actuellement disponibles montrent une nette recrudescence des symptômes de la PE. Entre 2009 et 2012, le nombre de limiteurs de puissance installés a augmenté de 56%. Quant au nombre de bénéficiaires du statut de « clients protégés » pour la fourniture de gaz et d'électricité, il a quasiment doublé (+91%) au cours de cette même période (ICEDD 2014). Ces indicateurs ne permettent d'identifier qu'une situation particulière de PE liée à des problèmes d'endettement. Or la PE peut prendre différentes formes, plus ou moins cachées. D'après une recherche récente (Holzemer et al. 2014), il apparaît qu'un nombre important de ménages, non endettés mais contraints par leur budget, restreignent leur consommation en dessous d'un certain niveau de confort (voir aussi Anderson et al. 2012; Waddams et al. 2012; May, 2013).

En conséquence, le suivi du phénomène de PE à travers le prisme de ces indicateurs de type administratif en donne une vision forcément limitée. Cette caractérisation incomplète cause une difficulté pour les pouvoirs publics de mettre au point des outils efficaces pour résorber la PE et en évaluer les effets.

Au travers du rapport « Energie Armoede », sorti en 2011 (Huybrechts, Meyer, et Vranken 2011), émerge en ligne de fond le constat selon lequel en Belgique il y a un manque d'indicateurs (et de cohérence entre ceux-ci) approchant la problématique dans sa diversité et dans sa complexité.

Le première définition de la PE, toujours d'actualité car facilement mesurable, fut élaborée par Brenda Boardman (1991). Cette définition repose sur le FPR (Food Poverty Ratio) qui considère en précarité énergétique tout ménage allouant plus de 10% de son revenu aux dépenses énergétiques. Ultérieurement, de nombreuses critiques pointèrent le coté obsolète du seuil fixé dans les années 90 ainsi que l'aspect restrictif de l'approche FPR (voir Hills 2012 pour une liste de références). De ces critiques émanèrent plusieurs indicateurs comme le Low Income High Costs (Hills 2011), l'Energy Affordability Gap (Fisher, Sheehan, et Colton 2005), l'outil précariTER (Devalière, Briant, et Arnault 2012).

Une revue bibliographique de l'ensemble de ces indicateurs réalisée par Holzemer et al. (2014) montre que les causes et conséquences multiples du phénomène et leurs innombrables interrelations ne permettent pas d'en dessiner facilement les contours. Or, le choix d'une définition qui soit conceptuellement acceptable tout en étant opérationnelle constitue un enjeu majeur. Cette définition devrait idéalement se baser sur une réflexion et une analyse en profondeur des différentes réalités de la PE afin de fixer au mieux les objectifs sociétaux et choix politiques, tout en tenant compte des données disponibles pour mesurer le phénomène (Pachauri et al. 2011; Moore 2012; Nussbaumer et al. 2012).

Nous voyons donc que le cadre de référence Belge comporte des verrous tant au niveau scientifique qu'aux niveaux institutionnels et économiques qui, en se renforçant mutuellement, contribuent à ralentir la mise au point d'un système de lutte efficace contre la précarité énergétique.

Notre approche

De ces observations émerge la nécessité d'une approche cohérente de la précarité énergétique en Belgique. Cela passe notamment par le développement d'un ensemble d'indicateurs statistiques permettant de donner un ordre de grandeur du phénomène et de suivre son évolution. C'est dans cet objectif que se construit actuellement le baromètre de la PE s'appuyant sur la base de donnée européenne : « Statistics on Income and Living Conditions ».

Le baromètre vise à appréhender au mieux la diversité des situations de PE, en y incorporant les trois approches suivantes. La première approche, prenant pour objet le budget du ménage, consiste à identifier les ménages qui allouent une part (trop) importante de leur revenu aux dépenses énergétiques. La deuxième approche permet de mettre en lumière les ménages qui restreignent leur consommation énergétique, de manière volontaire ou contrainte, en dessous d'un certain niveau de confort. La troisième approche vise à compléter les deux premiers indicateurs par le ressenti et vécu quotidien des ménages. Cet aspect est nécessaire à prendre en compte pour ne pas réduire la PE à ses seules dimensions monétaire et énergétique.

L'agrégation de la réalité sous la forme de trois indicateurs est particulièrement adaptée pour le monitoring du phénomène ainsi que pour donner un ordre de grandeur de la situation et mesurer l'atteinte ou non d'objectifs préalablement fixés. Toutefois, l'utilisation du seul baromètre est moins adaptée pour le développement de moyens de lutte efficaces. En effet cet objectif nécessite une analyse spécifique des mécanismes et ressorts de la PE, une problématique multifactorielle, dynamique et complexe. Comme souligné dans le rapport de Huybrechts et Meyer (2011), tout ménage peut rencontrer à un moment donné des obstacles liés à la précarité énergétique, comme avoir un logement de piètre qualité, des bas revenus, des retards de payements de la facture énergétique ou encore une auto-restriction. Mais c'est bien l'accumulation de ceux-ci et leur renforcement mutuel, dans un processus dynamique, qui ancre le ménage dans une situation de précarité énergétique pérenne.

Parallèlement, l'identification des ménages en situation de risque de PE revêt le même type de difficultés. En effet, une certaine proportion des ménages, en phase transitoire ou situés à la limite des seuils utilisés dans les calculs, ne sont identifiés par le baromètre. Il est donc essentiel que l'accès aux mesures d'aides se fasse aussi par le biais d'enquêtes sociales menées par des acteurs de terrain.

C'est dans cette logique qualitative que s'inscrit la deuxième phase du projet de recherche en collaboration avec les services « énergie » des CPAS de Bruxelles et dont la méthodologie est décrite ci-après.

Hypothèses et méthodologie.

Outre l'intérêt d'une approche qualitative, cette deuxième phase de recherche, dont les résultats sont aujourd'hui en cours d'analyse, répond à deux écueils importants rencontrés par les services énergies des CPAS. D'une part, ils ressentent le manque d'efficacité des outils de lutte dont ils disposent (prise en charges factures, formation à l'utilisation raisonnée de l'énergie, négociation d'un plan de payement avec le fournisseur etc.). D'autre part, subissent la pression exercée par l'expansion du phénomène limite la récolte d'informations transversales sur les situations vécues réellement par leurs clients. Il s'agit notamment d'appréhender au mieux conditions de logement, composante majeure du phénomène de PE qui ne peut être approchée statistiquement par la base de données SILC.

Sur base de nos connaissances respectives, nous avons établi quatre hypothèses de travail à tester et analyser.

1. Certains ménages pratiquent de l'auto-restriction et souffrent de PE bien qu'il soit difficile de les identifier ou d'identifier le niveau de privation. Quels sont leurs particularités, comment les identifier ?

2. Les surconsommations énergétiques rencontrées, sont parfois dues à des erreurs comportementales mais trouvent généralement d'autres facteurs explicatifs, comme la vétusté du bâti ou de l'équipement.

3. La PE peut aussi survenir dans un ménage au profil de consommation normal mais dont les faibles revenus (après coûts du logement) ne permettent pas de payer la facture énergétique.

4. Il existe une segmentation du marché locatif bruxellois où nombre de personnes en situation de PE résident dans des logements de second choix.

Dans cette optique, un questionnaire, co-construit par le CEESE et la coordination des cellules énergie des CPAS, a été soumis par les assistants sociaux à 192 usagers suivis dans le cadre du CPAS dans plusieurs communes bruxelloises. Pour tester nos hypothèses, ce questionnaire comporte des questions relatives aux budgets des ménages, à leurs compétences techniques, à leur contexte matériel (appareils, bâti, isolation), à leurs profil et habitudes de consommation ainsi qu'à certains éléments administratifs.

Au-delà de ces dimensions classiques de la PE, ce questionnaire vise également à aborder leurs ressentis par rapport au confort thermique et leurs réalités énergétiques, ainsi que leur satisfaction par rapport au logement et les processus de représentation de leurs situations de vie.

Grâce aux données ainsi recueillies, nous pourrons isoler et détailler des tendances qui éclaireront la compréhension de la PE d'une perspective multifactorielle, abordant le problème dans sa globalité, mais aussi dans une perspective dynamique pour comprendre comment s'installe et évolue le phénomène.

Bibliographie

Anderson, W, White, V & Finney, AD 2012, ‘Coping with low incomes and cold homes'. Energy Policy, vol 49., pp. 40-52.

Boardman, Brenda. 1991. « Fuel poverty: from cold homes to affordable warmth ».

Charles, J. 2007. « Structure de la propriété sur le marché locatif privé bruxellois ». Brussels: Prospective Research for Brussels.

De Keersmaecker, Marie-Laurence. 2014. Observatoire des Loyers, enquête 2013. Annuel. Observatoire régional de l'habitat, région Bruxelles-Capitale.

Devalière, Isolde, Pierrette Briant, et Séverine Arnault. 2012. « La précarité énergétique: avoir froid ou dépenser trop pour se chauffer, INSEE Première, n 1351, mai 2011 ». URL: http://www. precarite-energie. org/IMG/pdf/ip1351-2. pdf Consulté le 12.

Englert, Marion, Sarah Luyten, David Hercot, et Mazina Déogratias. 2014. Baromètre social Rapport bruxellois sur l'état de la pauvreté. Annuel 10. Observatoire de la santé et du social Bruxelles. http://www.observatbru.be/documents/publications/publications-pauvrete/barometre-social/2014-barometre-social.xml?lang=fr.

Fisher, P., M. Sheehan, et R. Colton. 2005. « On the brink: 2005—The home energy affordability gap—Virginia ». Belmont, MA: Fisher, Sheehan, & Colton.

Hills, John. 2011. « Fuel poverty: the problem and its measurement ». http://eprints.lse.ac.uk/39270/1/CASEreport69(lsero).pdf.

Hills, John (2012). "Getting the measure of fuel poverty: final report of the Fuel Poverty Review.".

Holzemer, Laurence, Sandrine Meyer, Bart Delbeke, et Stijn Oosterlink. 2014. Baromètre de la Précarité énergétique 1/ Méthodologie et détails techniques. ULB-CEESE et UA-OASeS.

Huybrechts, F., S. Meyer, et J. Vranken. 2011. La précarité énergétique en Belgique. Rapport Final. OASeS ; ULB-CEESE.

ICEDD. 2014. Bilan énergétique de la Région Bruxelles-Capitale 2012 Rapport final. Annuel. IBGE.

Lagandré, Éric. 2013. « L'énergie, révélateur récent d'inégalités anciennes ». Revue Projet 334 (3): 22‑30. doi:10.3917/pro.334.0022.

May, Xavier, 2013, Analyse de la facture énergétique des ménages et mesure des difficultés rencontrées par les personnes âgées.IGEAT-ULB.

Meyer, Sandrine. 2013. Integrated approach to support and develop economic activities in the Brussels Renovation sector of Housing including Socio-economic concerns. D1. Short overview of the retrofit market for Brussels residential buildings. Brussels Strategic Platform on housing retrofit.

Moore Richard, 2012, Improving the Pr.Hills approach to measuring fuel povert, , Association for the conservation of energy, Centre for sustainable Energy commissioned by Consumer focus.

Nussbaumer, P., Bazilian, M., Modi, V., 2012. Measuring energy poverty: Focusing on what matters. Renewable and Sustainable Energy Reviews 16, 231-243.

ONPE, et Pierre Nolay. 2014. « Premier rapport annuel de l'Observatoire National de la Précarité Energétique ». Text. septembre 23. http://onpe.org/rapports_de_lonpe/premier_rapport_annuel_de_lonpe.

Pachauri, Shonali, et Daniel Spreng, 2011, Measuring and monitoring energy poverty ; Energy Policy 39, no 12, 7497-7504

Waddams Price, C., Brazier, K., Wang, W., 2012. Objective and subjective measures of fuel poverty. Energy Policy 49, 33-39.

[1] En outre, la structure du marché immobilier belge se distingue de ses voisins par une grande proportion de petits propriétaires bailleurs (Charles 2007) disposant de peu de ressources financières et techniques mais aussi de peu de motivations pour améliorer la qualité énergétique du logement (Meyer 2013). Le bâti belge, surtout en zone urbaine est également caractérisé par des maisons de rapports ou immeubles en copropriétés. Or le modèle de copropriété complique la gestion et freine la prise de décision en matière de rénovation (Lagandé 2013).


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