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Circuits courts alimentaires en Wallonie : hybridation des pratiques des mangeurs et des modes d'organisation
Laurence Holzemer  1, *@  , Pascal Marcq  2, *@  , Lou Plateau  1, *@  , Sybilles Mertens  3@  , Kevin Marechal  1, 4@  
1 : Centre d'Etudes Economiques et Sociales de l'Environnement  (CEESE-ULB)  -  Site web
Av. Jeanne 44 CP 124 1050 Bruxelles -  Belgique
2 : Centre d'Economie Sociale  (HEC-ULg)  -  Site web
Université de Liège - Sart Tilman, Bd du Rectorat, 3 Bat B33 - Bte 4 4000 Liège -  Belgique
3 : Centre d'Economie Sociale  (HEC-ULg)  -  Site web
Université de Liège - Sart Tilman, Bd du Rectorat, 3 Bat B33 - Bte 4 4000 Liège -  Belgique
4 : Gembloux Agro-Bio-Tech  (ULg)  -  Site web
Passage des Déportés, 2 5030 Gembloux -  Belgique
* : Auteur correspondant

Contexte

Cette proposition de contribution s'inscrit dans le contexte d'un projet de recherche visant principalement à caractériser la demande en circuits courts alimentaires (CCA) en Wallonie et à explorer les interactions entre cette demande et les différents dispositifs organisationnels proposés aux mangeurs. Ce projet de recherche interdisciplinaire est porté d'une part, par le Centre d'Economie Sociale de HEC/ULg et, d'autre part, par le Centre d'Etudes Economiques et Sociales de l'Environnement de l'ULB.

Un circuit court est généralement appréhendé comme un système d'échange dans lequel le nombre d'intermédiaires entre le producteur et le consommateur final est réduit, voire inexistant. La définition la plus courante limite le nombre d'intermédiaire à maximum un (Aubry et Chiffoleau, 2009). Ce raccourcissement de la chaîne d'approvisionnement alimentaire peut être davantage nuancé au travers de la notion de proximité. Celle-ci se décline sous différentes formes : proximité d'accès (géographique), identitaire (les valeurs partagées), relationnelle (les interactions comme les échanges d'information) et de processus (les connaissances des manières de faire) (Prigent-Simonin et al., 2012 ; Hérault-Fournier, 2013 ; Hérault-Fournier et al., 2014). Ces nuances apportées par une approche multiforme de la proximité permettent d'explorer une large diversité d'innovations en œuvre dans les CCA.

De façon générale, cette proximité multi-facettes entre producteurs et mangeurs est perçue comme prometteuse pour dépasser les limites du système agro-alimentaire dominant, grand consommateur d'intrants extérieurs et dépendant vis-à-vis des marchés internationaux (van Der Ploeg, 2014), et ainsi rencontrer les impératifs tridimensionnels du développement durable à l'échelle territoriale (Chiffoleau et Prévost, 2012). Les innovations apportées par les CCA participent de cette façon à la transition vers un système agro-alimentaire plus durable (Stassart et al., 2012).

 

Research gap et question de recherche

Depuis plusieurs années, dans le cadre des approches dites de la transition (Geels et Schot, 2007) la question des réseaux agroalimentaires alternatifs (Goodman et al., 2012 ; Deverre et Lamine, 2010) est de plus en plus présente. Comme le soulignent Van Gameren et al. (2012), les analyses se focalisent généralement sur les acteurs issus de l'offre (les niches) et l'articulation de ces dispositifs de production alternatifs avec des acteurs institutionnels ancrés dans un régime socio-technique dominant et verrouillant. Les analyses portant sur les mangeurs comme acteurs clés des dynamiques de transition semblent donc relativement négligées. Si, à l'échelle du territoire wallon, certaines typologies des modes de distribution existent (Lefin et Boulanger, 2010 ; Leonard, 2010), celles-ci ne questionnent que très peu les espaces de rencontre entre mangeurs et producteurs. Certaines recherches traitent toutefois des modes organisationnels impulsés par la demande en se centrant sur un mode organisationnel, généralement les groupes d'achat communs (Thys, 2012 ; Plateau, 2013).

D'autres analyses insistent sur le rôle des consommateurs dans les CCA mais en se limitant fréquemment aux situations où le consommateur est considéré comme consom'acteur (Pleyers, 2011 ; Thys, 2012), reflétant nécessairement un engagement politique (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004; Micheletti, 2004). Au niveau belge, certaines études existent sur la demande en CCA (CRIOC, 2010 ; Crédal, 2013) ou sur la consommation alimentaire en général (Solidaris, 2013) mais ces ressources, issues de la littérature grise, ne traitent que très partiellement de l'articulation entre la demande et les multiples circuits courts proposés au consommateur.

Notre recherche s'inscrit dans la continuité de l'hypothèse selon laquelle l'offre et la demande s'oriente de plus en plus souvent vers des circuits multiples (Messmer, 2013). Il apparaît en effet que, d'une part, les consommateurs tentent de diversifier leur approvisionnement selon les opportunités, leurs possibilités, leurs envies et contraintes. D'autre part, certains producteurs et intermédiaires cherchent à transformer cette demande hétérogène en opportunité organisationnelle en proposant des modalités qui visent à nuancer les définitions et catégories trop dichotomiques (circuits courts/longs, circuits conventionnels/alternatifs). Ce serait le cas, par exemple, d'une coopérative, initiée par la demande, qui élargit sa gamme de produits proposés et qui réduit l'implication demandée aux mangeurs-acheteurs. Certaines innovations organisationnelles ainsi créées tenteraient de répondre aux pratiques alimentaires hétérogènes des ménages en diversifiant les modalités de vente ; les techniques et avantages des unes pouvant être appliquées et réappropriées ailleurs, formant ainsi une potentielle infinité de configurations innovantes.

Nous proposons d'explorer et d'analyser ce double processus d'hybridation en Région wallonne. En effet, dans la mesure où certains voient dans ces hybridations les débuts d'une phase de transition nécessaire des modes de commercialisation vers un véritable système alimentaire territorialisé (Messmer, 2013), ces processus constituent, selon nous, une hypothèse intéressante à investiguer car les risques et opportunités offerts par ces hybridations sont potentiellement source de controverses.

Par conséquent, notre travail de recherche tentera de répondre à la question de recherche suivante : comment s'articulent les pratiques alimentaires des ménages face à la diversité des circuits d'approvisionnement alimentaire proposés en Région wallonne ? Cette question de recherche générale peut se décliner via différentes sous questions davantage opérationnelles : (1) Quels sont les critères discriminants qui, dans les pratiques quotidiennes des ménages, induisent des préférences d'achats pour les filières alimentaires courtes/longues/hybrides ou certaines de leurs modalités ? (2) Quelles sont les modalités ou formes de circuits courts/longs/hybrides qui pourraient favoriser la rencontre de ces préférences ? (3) Y-a-t-il des controverses notables qui émergent des processus d'hybridation ?

 

Cadre théorique

Dans ce projet nous proposons un cadre théorique permettant, d'une part, d'aborder les pratiques des mangeurs pouvant s'avérer hybrides et, d'autre part, les relations de ces pratiques avec une diversité de dispositifs organisationnels pouvant s'avérer également hybrides. Pour ce faire, nous mobilisons la théorie dite des pratiques des ménages [social practices] (voir entre autres : Warde, 2005 ; Halkier et al., 2011 ; Shove et al., 2012) qui nous permet de nous affranchir d'une approche strictement instrumentale du choix rationnel proposée par l'orthodoxie économique néo-classique[2]. Ainsi, la consommation n'est plus considérée comme une pratique isolée, désolidarisée d'autres pratiques quotidiennes mais bien comme un moment situé dans la pratique alimentaire – depuis les actes d'achat, jusqu'au nettoyage de la table ou bien encore jusqu'à la conservation des restes, en passant par la préparation culinaire – (Warde, 2005). Par ailleurs, la pratique alimentaire dans ses différentes dimensions (le sandwich au bureau, la glace au parc et le repas de famille) est intimement liée à d'autres pratiques sociales comme celles renvoyant au travail, aux loisirs, aux soins des enfants, etc. ; cet ensemble de pratiques étant elles-mêmes conditionnées, entre autres choses, par un style de vie, un socle normatif, des représentations, des contraintes matérielles.

Directement inspirée de la théorie de la structuration (Giddens, 1987), le centre de gravité ontologique est bien ici la pratique sociale, celle-ci incorporant le poids des structures mais aussi la performance des praticiens. En d'autres mots, la pratique est considérée comme une entité qui est reconnaissable et reproduite (et donc potentiellement changée) à travers la performance répétée des acteurs. Ainsi, la théorie des pratiques nous semble particulièrement adaptée pour expliquer les pratiques alimentaires parce qu'elle nous invite à considérer les pratiques en amont et en aval de l'acte de consommer des produits issus des circuits courts et/ou longs et/ou hybrides et qu'elle n'évacue ni les besoins physiologiques, ni les normes, ni les objets, ni les dispositifs discursifs. Les dispositifs techniques, commerciaux, de communications, de prix des différents CCA constituent donc autant d'éléments pouvant être intégrés à la réflexion et qui entrent en jeu dans la pratique alimentaire des ménages.

 

Méthodologie

Le premier temps de la recherche a été consacré à la revue de la littérature et des rapports existants sur les CCA. Lors de celle-ci, nous avons procédé à un relevé systématique des éléments susceptibles de discriminer les différents types de circuits. Notre objectif n'était pas de faire une typologie exhaustive des types de circuits courts (par exemples : coopérative, vente directe, etc.) mais bien de faire émerger les caractéristiques et les qualités qui, du point du vue des mangeurs-acheteurs, orientent la demande depuis la position des ménages. Nous appelons ces éléments «modalités » (par exemple : flexibilité horaire ou degré d'implication demandé aux ménages). Ces éléments pourraient constituer, après un enrichissement inductif auprès des mangeurs, une forme de taxonomie classificatoire des modalités organisationnelles de CCA (par exemple : coopérative 7j/7, gamme de produits extra-large, qualités différentiées, grande accessibilité géographique). Différentes combinaisons d'éléments sont applicables à différents circuits, constituant autant de formes innovantes, existantes ou non.


Notre objectif est désormais de rencontrer et d'analyser un nombre restreint de CCA recensant un maximum de types de circuits et de modalités. Nous procéderons ici par entretiens semi-directifs. Nous étudierons, d'une part, la façon dont les producteurs/intermédiaires/coordinateurs (acteurs de l'offre) envisagent et construisent leur relation aux mangeurs, leur positionnement dans le système alimentaire et son évolution. Parallèlement, nous rencontrerons un échantillon de mangeurs « clients » de ces CCA et chercherons à comprendre, avec eux, comment leurs pratiques de consommation se sont tournées vers ces CCA, comment ces circuits s'intègrent à leur pratique alimentaire, comment et pourquoi la combinaison de circuits alimentaires se forme/transforme, ainsi que la façon dont ils envisagent également leur positionnement dans le système alimentaire et son évolution. Nous accorderons, en outre, une attention particulière aux processus d'hybridation potentiels. Pour ce faire, nous interrogerons, notamment, l'évolution des modes organisationnels par rapport aux modalités offertes, i.e. les changements apparus, entre autres, à l'échelle de la diversité des produits, la flexibilité horaire, l'organisation financière.

 
Sur base de ces trois corpus de données (relevé des modalités, entretiens avec l'offre, entretiens avec la demande), nous tenterons de faire ressortir des convergences/divergences de point de vue entre les circuits et « leurs » mangeurs respectifs. Ainsi, nous serons particulièrement attentifs aux éventuelles controverses, voire les freins ou blocages qui pourraient émerger autour de la co-construction des circuits ou certaines de leurs modalités et, a fortiori, à travers les processus d'hybridation. Ces éléments seront approfondis et mis en discussions collectives (focus groupes) entre mangeurs et/ou porteurs de CCA.

 

Bibliographie

Aubry, C., Chiffoleau, Y. (2009). « Le développement des circuits courts et l'agriculture périurbaine : histoire, évolution en cours et questions actuelles », Innovation Agronomiques 5, 53-67.

Chiffoleau, Y., Prévost, B. (2012). « Les circuits courts, des innovations sociales pour une alimentation durable dans les territoires », Norois 224, 7-20.

Crédal (2013). « Les circuits-courts solidaires et durables en Wallonie », Rapport de recherche soutenu par la Région Wallonne.

Crioc (2010). « Circuits-courts », Rapport de recherche soutenu par la Région Wallonne.

Deverre, C., Lamine, C. (2010). « Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue des travaux anglophones en sciences sociales », Economie rurale 317(3), 57-73.

Dubuisson-Quellier, S., Lamine, C. (2004). « Faire le marché autrement. L'abonnement à un panier de fruits et légumes comme forme d'engagement politique des consommateurs, Science de la société 62, 145-167.

Geels, F. W., Schot, J. (2007). « Typology of socio-technical transition pathways », Research Policy 36, 399-417.

Giddens, A. (1987). « La Constitution de la société : éléments de la théorie de la structuration », Paris : PUF.

Goodman, D., Dupuis, E. M., Goodman, M. K. (2012). « Alternative Food Networks Knowledge, practice, and politics », Londres : Routledge. 

Halkier, B., Katz-Gerro, T., Martens, L. (2011). « Applying practice theory to the study of consumption: theoretical and methodological considérations », Journal of Consumer Culture 11(1), 3-13.

Hérault-Fournier, C. (2013). « Est-on vraiment proche en vente directe ? Typologie des consommateurs en fonction de la proximité perçue dans trois formes de vente : AMAP, points de vente collectifs et marchés », Management & Avenir 64, 157-184.

Hérault-Fournier, C., Merle, A., Prigent-Simonin, A.-H. (2014). « Diagnostiquer la proximité perçue en vente directe de produits alimentaires », Décisions marketing 73.

Lefin, A-L., Boulanger, P.-M. (2010). « Enquêtes sur les systèmes alimentaires locaux », Ottignies : IDD.

Leonard, V. (2010). « Essai de typologie des modes de commercialisation des produits fermiers en circuits-courts », Gembloux : Observatoire de la Consommation alimentaire.

Messmer, J.G. (2013). « Les circuits courts multi-acteurs : émergence d'organisations innovantes dans les filières courtes alimentaires », Rapport INRA-MaR/S.

Micheletti, M. (2004). « Le consumérisme politique. Une nouvelle gouvernance transnationale ? », Sciences de la société 62, 118-142.

Plateau, L. (2013). « Groupes d'achat solidaire de l'agriculture paysanne : un exemple d'encastrement de l'économie dans la société. De la délibération pour une économie solidaire fertile », Mémoire de fin d'études, ULB.

Pleyers, G. (2011). « La consommation critique. Mouvements pour une alimentation responsable et solidaire », Paris : Desclée de Brouwer.

Pringent-Simonin, A. H., Hérault-Fournier, C., coord. (2012). « Au plus près de l'assiette. Pérenniser les circuits courts alimentaires ». Dijon/Versailles: Educagri/Quae.

Quellier, S. D., Lamine, C. (2004). « Faire le marché autrement : L'abonnement à un panier de fruits et de légumes comme forme d'engagement politique des consommateurs » Sciences de la société 62, 144-167.

Shove E., Pantzar, M., Watson M. (2012). « The dynamics of social practices – Everyday life and how it changes », Sage publications.

Solidaris (2013). « Comment percevons-nous l'offre de produits alimentaires ? », Le Thermomètre des Belges.

Stassart, P., Baret, P., Grégoire, J-C., Hance, T., Mormont, M., Reheul, D., Stilmant, D., Vanloqueren, G., Visser, M. (2012). « L'agroécologie : trajectoire et potentiel. Pour une transition vers des systèmes alimentaires durables », in D. Van Dam, M. Streith, J. Nizet, P.M. Stassart (Eds.), Agroécologie Entre Pratiques et Sciences Sociales, Dijon : Educagri Editions, 25-51.

Thys, S. (2012). « De consommateurs à citoyens. Avec quelle force les consom'acteurs participent-ils à la Transition? Le cas du Commerce équitable et des GAC », 4th EMES International Research Conference on Social Enterprise - "If Not For Profit, For What? And How?", Liège.

Van der Ploeg J., D. (2014). « Les paysans du XXI è siècle Mouvements de repaysanisation dans l'Europe d'aujourd'hui », Paris : Editions Charles Léopold Mayer.

Van Gameren, V., Ruwet, C., Bauler, T., & Mutombo, E. (2012). « La gouvernance des groupements d'achats alimentaires et ses paradoxes », in D. Van Dam, M. Streith, J. Nizet, P.M. Stassart (Eds.), Agroécologie Entre Pratiques et Sciences Sociales, Dijon : Educagri Editions, 55-73.

Warde, A. (2005). « Consumption and theories of practice », Journal of Consumer Culture 5, 131-153.


[2] Le signal prix pour expliquer un choix de consommation n'est pas complètement disqualifié mais celui-ci n'est qu'un élément à prendre en considération parmi un ensemble d'autres critères.



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