L'idée d'un « au-delà du PIB » (« Beyond GDP ») semble désormais bien ancrée dans le paysage intellectuel et politique de la majorité des pays industrialisés et d'une frange croissante de pays en développement [Boarini et Mira D'Ercole, 2013 ; NDP Steering Committee, 2013 ; Parlement Européen, 2011]. La mise en œuvre d'un tel objectif se heurte en revanche à l'absence de modèle alternatif consensuel qui permettrait de donner sens, orientation et cohérence à la nébuleuse des enjeux divers qu'un au-delà du PIB entend intégrer [Cassiers et al., 2011 ; Thiry et al. 2013].
Bien que la nécessité de réorienter les sociétés vers un développement soutenable soit reconnue au sein des arènes officielles depuis plusieurs décennies, « la réorganisation du développement sous l'égide coordonnée du développement durable, annoncée solennellement en 1992 par la communauté des chefs d'états de la planète n'a pas eu lieu » [Zaccaï, 2013]. La grande hétérogénéité des propositions de nouveaux cadres d'analyse et d'indicateurs alternatifs [Gadrey et Jany-Catrice, 2012] fait écho à l'extrême pluralité des définitions du développement soutenable [Pezzey, 1992 ; Theys, 2014 ; Vivien, 2005 ; Zaccaï, 2012] et contribue à expliquer qu'à ce jour ne soit apparu aucun indicateur susceptible de concurrencer et a fortiori de supplanter le PIB. Si l'adoption de ce dernier comme alpha et oméga de la politique économique, au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, a bénéficié de la cohérence du cadre analytique qu'offrait la théorie keynésienne, un tel cadre manque cruellement aujourd'hui pour réorienter les sociétés [Cassiers et al., 2011].
L'étude des facteurs de (non-)adoption d'indicateurs nouveaux montre le caractère nodal de cette absence de cadre d'intelligibilité crédible et partagé [Thiry et al., 2013]. Corollairement, il est souvent reproché aux indicateurs alternatifs de ne pas reposer sur une théorie robuste, de procéder à des agrégations arbitraires et de mobiliser des méthodes ad hoc. Nous n'aurions pas encore trouvé le bon modèle pour expliquer le monde, ni le bon algorithme pour en quantifier les enjeux et en envisager les futurs [Levrel, 2008].
Dans cette nébuleuse, une initiative semble fournir un cadre d'intelligibilité cohérent incluant toutes les grandes dimensions usuellement reconnues de la soutenabilité : l'Indicateur de richesse inclusive (Inclusive Wealth Index, ci-après IWI). C'est en tout cas ce que prétendent ses promoteurs, qui entendent proposer un indicateur susceptible de rendre compte de la mesure dans laquelle les sociétés humaines accroissent ou détruisent la somme des capitaux (manufacturé, humain, naturel et social) qui sous-tendent leur bien-être aujourd'hui et dans le futur [UNU-IHDP et UNEP, 2012, p. xv]. Convaincus de la pertinence d'un tel indicateur, ses auteurs en prônent l'adoption à large échelle par les gouvernements nationaux. C'est pour la cohérence de son effort « inclusif » que l'indicateur semble accueilli et apprécié.
Etant donnée l'influence des institutions qui soutiennent l'IWI et le large écho dont il jouit, il nous semble nécessaire d'en étudier les tenants et aboutissants. A cette fin, nous passons d'abord l'IWI au crible du guide de bonnes pratiques statistiques édicté par Eurostat. Nous employons ensuite une grille d'évaluation spécifique aux questions de soutenabilité : les Principes de Bellagio. Si l'IWI satisfait presque intégralement aux critères d'Eurostat, l'exercice est moins concluant dans le cas des Principes de Bellagio. Au-delà des problèmes soulevés par cette double évaluation, plusieurs difficultés épistémologiques, théoriques et méthodologiques demeurent, qui font douter de la pertinence d'adopter un tel indicateur à large échelle.
Certes, les débats sur l'approche de la soutenabilité par les capitaux ou sur l'opportunité de caractériser les écosystèmes et les ressources naturelles comme des « capitaux » ne sont pas nouveaux [Stern, 1997 ; Faucheux et al., 1997 ; Vivien, 2009]. Il nous semble néanmoins important de reposer la question de l'opportunité d'avoir recours au cadre économique standard et à l'approche par les capitaux pour traiter du bien-être et de la soutenabilité. Nous mobilisons dès lors certains éléments de ce débat pour appuyer notre propos, sans pour autant nous y limiter : notre réflexion se veut à la fois plus spécifique, en se concentrant sur un seul indicateur, et plus étendue, en abordant les risques de l'économicisme qui le sous-tend.
Cette réflexion nous semble importante et urgente. Il est en effet à redouter que les économistes renforcent leur mainmise sur les grands sujets de société, comme le changement climatique ou la soutenabilité du développement. Or, dans tous ces domaines l'approche économique gagne du terrain, comme en attestent la composition de la Commission Stiglitz, la rapide progression des évaluations monétaires des services écosystémiques [TEEB, 2010 ; WAVES, 2010], le poids des économistes dans les débats sur le changement climatique [GCEC, 2014]. Bien que rénovée, débarrassée de ses hypothèses les plus contestables et enrichie d'une axiomatique qui intègre certaines caractéristiques des écosystèmes (complexité, non-convexité, non-optimalité, etc.), la théorie standard ne nous semble pas intégrer de manière satisfaisante les enjeux de la soutenabilité. Une analyse critique du cadre proposé est d'autant plus importante que ce cadre sous-tend un indicateur dont la singularité est d'être un outil à la charnière entre théorie et empirie, intrinsèquement normatif et performatif [Desrosières, 2008]. Comme tel, ses fondements et présupposés doivent être clarifiés.
L'article est structuré comme suit. La section 2 expose la vision et l'armature analytique de l'IWI. Les sections 3 à 6 abordent les principaux aspects de l'IWI qui mettent en doute sa pertinence comme indicateur de soutenabilité. La section 3 synthétise les critiques classiques d'une approche de la soutenabilité par capitaux. La section 4 questionne la prise en compte du bien-être présent et futur dans l'IWI. La section 5 soulève deux contradictions majeures entre choix théoriques et options méthodologiques. La section 6 met en exergue la nature économiciste du cadre de la richesse inclusive et ses implications pour la soutenabilité. Prenant acte de ces pierres d'achoppement, la section 6 interroge les raisons de leur invisibilité à l'aune des critères les plus couramment utilisés pour évaluer la qualité des indicateurs. La section 7 conclut sur la nécessité de développer une épistémologie alternative pour évaluer la quantification de la soutenabilité.